SWALLOW
La Bobinette flingueuse est un cycle cinématographique ayant pour réflexion le féminisme, sous forme thématique, par le prisme du 7e art. À travers des œuvres réalisées par des femmes ou portant à l’écran des personnages féminins, la Bobinette flingueuse entend flinguer la loi de Moff et ses clichés, exploser le plafond de verre du grand écran et explorer les différentes notions de la féminité. À ce titre, et ne se refusant rien, la Bobinette flingueuse abordera à l’occasion la notion de genre afin de mettre en parallèle le traitement de la féminité et de la masculinité à l’écran. Une invitation queer qui prolonge les aspirations d’empowerment de la Bobinette flingueuse.
Desperate Housewive
Le cinéma d’horreur, par sa porosité, interroge sur les genres, aussi bien cinématographiques que identitaires. Parce qu’il est organique, il place le corps au centre de tout, à la fois matière et fluide que l’on prend plaisir à voir se démembrer, mais surtout se déconstruire. Pour son premier long-métrage, Carlo Mirabella-Davis évoque la souffrance du corps féminin confronté au patriarcat à travers le syndrome de Pica dans son film Swallow.
Swallow navigue entre les genres, et n’est à proprement parler pas du cinéma d’horreur. Il emprunte pourtant les codes du body horror, puisque son héroïne mange compulsivement des objets, billes, punaises ou encore de la terre, repoussant à chaque fois les limites de son corps, explorant ainsi une souffrance quasi-masochiste. Inspiré par le récit réel de sa grand-mère, Edith Mirabella, femme au foyer et victime de trouble compulsif, pour lesquels elle sera internée par son mari et lobotomisée. Swallow déplace le curseur de l’horreur physique vers une horreur psychologique – et réaliste -, qui trouve ses bourreaux dans un patriarcat insidieux, produisant des victimes dont la société n’a finalement que faire.
All play and no work
Derrière une photographie de papier glacée, rappelant dans son esthétique les publicités des années 50, Hunter évolue dans un entre-deux monde, quelque part entre la modernité contemporaine de sa luxueuse maison, et l’idéal rétrograde de la bonne femme au foyer. Hunter est une femme souriante et élégante, bonne cuisinière, bonne ménagère, à l’écoute de son riche mari, et semble mener une vie parfaite. Elle est perçue à travers son entourage et sa famille comme l’épouse idéale, vampirisée de toute personnalité. Hunter est enfermée dans “un rôle féminin”, celui de la desperate housewive (définie par Betty Friedan dans la Mystique Féminine), rongée par l’ennui d’une vie monotone, gravitant autour d’un lit bien fait, d’une assiette bien remplie et attendant sagement le retour de son mari, qui sans un mot ira se coucher. Des jours qui se suivent, où la femme disparaît derrière la ménagère, aliénée par sa capacité à tenir un foyer et à satisfaire son mari. Subsiste alors cette idée quasi-ancestrale que la femme trouve sa place dans la cuisine, appuyé par les guides institutionnalisés de la bonne ménagère, valorisant la femme au foyer qui “jamais ne fait passer ses propres droits avant ceux d’autrui” .
Issue de classe moyenne, Hunter est enfermée dans une prison dorée, victime à la fois de son genre et de sa classe. Dépendante financièrement de son riche époux, Hunter disparaît progressivement derrière l’appellation de la “femme de”, comme une ombre invisible planant derrière la domination masculine. Socialement, Hunter n’existe pas, prise au piège d’un patriarcat sournois, noyée dans sa demeure immense. Désormais sans emploi, Hunter ne peut plus fuir son mari, risquant à tout moment de tomber dans la précarité, avec un enfant à charge, rappelant au passage que 20% des femmes tombent sous le seuil de la pauvreté après un divorce.
Swallow n’est finalement pas simplement le récit horrifique d’une femme sombrant dans une sorte de démence, mais s’impose comme un drame puissant sur l’engrenage patriarcal. Prisonnière d’une relation abusive, aveuglée par un amour à sens unique, Hunter se voit dépossédée de son corps par son mari et sa belle-famille. Le.a spectateur.ice est alors l’ultime temoin de sa détresse. A travers une gymnastique du visage impressionnante de Hailey Benett, Hunter dissimule sous son sourire figé des yeux embués et une douleur indicible auprès de ses proches. Sous l’emprise de sa famille, Hunter est peu à peu réduite au silence. Jusqu’à cette scène de repas avec sa belle-famille où la jeune femme raconte avec émotion une anecdote de son enfance, interrompue brutalement par son beau-père au beau milieu d’une phrase, qui préfère recentrer la conversation sur les exploits de son fils. En une scène, Carlo Mirabella-Davis retranscrit brillamment l’expérience du patriarcat, où les voix féminines sont constamment ignorées dans le débat public mais aussi intime. En politique, au cinéma, et même au quotidien, combien de femmes sont interrompues, victime d’un mansplaining crasseux, comme si leur parole valait moins, opposant sournoisement “l’émotion féminine” au “savoir masculin” ?
“Tu enfanteras dans la douleur“
Parce qu’elle est invisible aux yeux de tous, l’ingestion d’objets pointus et dangereux va devenir son unique source de contrôle. Tombée enceinte, étape “attendue” de la parfaite ménagère, fécondée pour entretenir une lignée bourgeoise, Hunter est envahie de l’intérieur, sentant grandir en elle un étranger dont elle ne veut pas. Le body horror s’installe au sens littéral : le corps féminin devient source d’angoisse, envahi de l’intérieur par un corps indésirable qu’elle ne peut contrôler. L’avortement, par le tabou qu’il représente n’est d’abord pas envisageable, tant la pression maritale et familiale est intense. La reprise du contrôle se fait elle aussi de l’intérieur, par les sensations intimes et inconscientes, presque charnelles de l’ingestion d’objets non-comestibles. Au même titre que le cannibalisme de Grave accompagnait une découverte du corps et de soi, le syndrome de Pica dans Swallow est révélateur d’une émancipation progressive pour son héroïne, qui cherche à explorer les limites de son propre corps.
Carlo Mirabella-Davis filme avec une grande bienveillance son personnage de femme, jamais montrée comme une démente, mais au contraire comme victime d’un mariage dominé par le patriarcat et dans laquelle elle peine à exister. L’ingestion devient pour elle l’ultime refuge quand son entourage cherche à contrôler sa santé mentale (lors d’une thérapie) ainsi que son apparence physique. Prenant progressivement le contrôle de son corps, Hunter va peu à peu s’émanciper et sortir de la domination dans laquelle elle était prisonnière, jusqu’à l’expulsion physique du mal qui l’habite.
Swallow se conclut sur une émouvante scène finale, où Hunter, libérée du poids qui la rongeait, ferme la porte de toilettes publiques et s’en va, sans que l’on sache où elle va. La caméra, elle, continue de tourner, filmant les va-et-viens de femmes qui ne se connaissent pas et qui se croisent, avec l’idée que chacune est sans doute en train de gagner un combat invisible. Un instant de sororité silencieux dans un lieu souvent ridiculisé, sorte de forteresse mystérieuse et exclusivement féminine, où l’on observe des femmes seules ou à plusieurs, de génération diverses, au visage et au corps différents, maquillées ou non. Une diversité de femme, dans lesquelles se reflète l’éclat de la liberté, avant que celles-ci n’aillent conquérir le monde.
Pour aller plus loin :
- La Mystique Féminine de Betty Friedan
- Notre interview du réalisateur et de la comédienne Haley Bennett (à venir)