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STRANGE DAYS

Los Angeles 1999. Lenny Nero, flic déchu, s’est reconverti dans le trafic de vidéos très perfectionnées qui permettent de revivre n’importe quelle situation par procuration. Un jour, il découvre une vidéo révélant l’identité des meurtriers d’un leader noir.

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Une fois n’est pas coutume, analysons tout d’abord le matériau promotionnel (voir l’affiche sous le paragraphe). Sur l’une des affiches du film, Ralph Fiennes semble nous regarder. Idem pour Juliette Lewis et Angela Bassett, semblant elles aussi scruter notre propre regard. Ces trois visages sont circonscrits dans trois cadres rectangulaires particuliers. Chacun de ses cadres n’occupent qu’une petite fraction de l’affiche. Sur cette simple image peuvent être relevés deux effets importants du récit filmique que va narrer Kathryn Bigelow durant un peu moins de 2h30 : le positionnement du regard, à la manière de Maurice Merleau-Ponty, permet au personnage de voir avec nous plutôt que d’être vu par nous. Il inclut inévitablement notre propre cheminement sensible en faisant coexister deux espaces (le nôtre et celui de l’affiche) voués à se confondre, à la manière de l’exposition en mise en abîme du long-métrage. Mais il circonscrit aussi les trois incrustations du poster au postulat dystopique du projet, par le format des cadres s’apparentant à des Cinémascopes. Le programme de Strange Days est posé d’emblée : trois mondes, trois arcs narratifs et thématiques qui se rejoignent dans un capharnaüm audiovisuel redoutable.

Situé avant la veille de l’an 2000, à l’époque objet de fantasmes dû au fameux bug qui provoquerait un tournant politique et économique international, Strange Days prend vie lorsqu’il se pose en petit frère du pessimisme futuriste cher à Philip K. Dick. Les réceptacles sensoriels du protagoniste en perdition deviennent confus au même moment que le spectateur perd les repères des multiples schémas narratifs qui occupent le système filmique de Bigelow. Les artefacts formels générés par le SQUID (le casque par lequel sont transmises au cortex les vidéos perfectionnées) se mélangent avec les atours ampoulés d’une réalisation qui se sert des conventions esthétiques des années 1990. Cela permet alors à la réalisatrice de les intégrer pleinement dans l’atmosphère paranoïaque du film. Chaque maquillage, coiffure ou décor, au demeurant kitsch, renvoie toujours à un carrefour d’influences gargantuesque qui sert le propos et amplifie sa portée cyberpunk – les perruques en guise d’avatar numérique pour les utilisateurs de l’implant vendu par Lenny (Ralph Fiennes) en sont un parfait exemple. 

Au-delà du thriller déjà reconnu comme ultra-efficace, érotique et pulsionnel, l’intérêt de le revoir aujourd’hui réside sa résonance avec l’actualité. Écrit après l’affaire Rodney King de 1991, Strange Days voit sa popularité croître à nouveau avec les événements qui ont secoué l’actualité politique récente. Et pour cause : l’arc narratif autour du personnage de Mace (Angela Bassett) rejoint le thème d’un racisme d’État, assumé dans le film par l’environnement urbain. En effet, les  longues avenues de Los Angeles sont devenues des territoires voués à la destruction et l’anarchie. Par ailleurs, la ville n’existe plus en tant que telle : elle est camouflée par la grandiloquence de son contexte, détruite par les multiples tensions sociales et raciales qui ont asservi les classes populaires et influencé la recrudescence du commerce souterrain. Les deux policiers interprétés par William Fichtner et Vincent D’Onofrio sont d’ailleurs marquants par le manque d’informations sur leur propre personne. Ils n’existent que par leur fonction de policiers, comme s’ils agissaient en synecdoque d’une institution répressive, tels des robots. Hors du programme informatique vendu par le personnage principal, chacun est alors vu uniquement par sa propre utilité pour la ville et les autres, et non comme des êtres humains dotés de chair et de sentiments.

FENÊTRES DE TIR

Par la multiplication des supports de diffusion, numériques (panneaux d’affichage, réalité virtuelle) ou physiques (vitres, miroirs, fenêtres), Kathryn Bigelow exerce un double regard sur les multiples sévices du monde. L’introduction va dans ce sens : Lenny Nero vit par procuration depuis sa séparation avec Faith (Juliette Lewis, peut-être dans son meilleur rôle). Il s’enferme dans des bars ou scrute le monde depuis la fenêtre de voitures dans laquelle il est installé. Ce qu’il, écoute, ce qu’il entend, induit un réflexe musical ou audible qui vient parasiter la mise en scène et conforter Lenny dans son véhicule semblant flotter au milieu du carnage. Une longue plage abstraite, dont le but est de signifier le contexte brûlant dans lequel se meuvent les personnages, montre Lenny parcourir la ville et en modifier les phénomènes par le zapping de stations de radio. Sa notion personnelle du désir renvoie à ces propres fantasmes qu’il ne peut plus assouvir. De la même manière, le souvenir de la motricité pour un handicapé en début de pellicule renvoie à une forme primitive, à l’instar d’une échappatoire loin de la cocotte-minute angelena prête à exploser. 

Parfois, Lenny Nero s’évade dans sa propre mémoire à partir d’enregistrements qu’il se passe en boucle via ses propres implants. Le réel se diffuse ou se projette par le biais d’écrans classiques – sans doute est-ce pour cette raison que le dénouement est révélé par le regard sur un miroir. En revanche, son organisation intentionnelle (pour reprendre l’expression de François Jost) n’existe que par le prisme médiatique des images dynamiques. En cela, la perspective politique qui occupe au fur et à mesure une place primordiale dans le récit se retrouve déplacée par l’enchevêtrement des images et des points de vue. Signifier chaque contemplation par l’intermédiaire d’un écran assure autant la fonction caractérielle du protagoniste qu’elle rend l’issue thématique utopique, inscrite dans un cadre « idyllique » – au fond, la sédition peut-elle arriver à son terme ? Ainsi, tout ce qui a trait à un aspect positif se retrouve contre-balancé par l’accoutumance de chacun à un espace vécu abstrait et parallèle, dont l’exutoire se confond au réel.

C’est en cela que Strange Days offre une perspective singulière dans le genre de la science-fiction. Conscient de l’ère du temps, il est un recoupement pessimiste de l’époque par la confusion d’espaces réels et virtuels que subit Lenny Nero en même temps que le spectateur du film. Le premier plan sur un œil, pouvant être interprété comme une référence évidente à Blade Runner de Ridley Scott, prend une autre tournure : il introduit le système filmique et l’appel des sens. Toutes ces informations primordiales dans la diégèse et à l’extérieur de celles-ci, une fois mises à mal, participent à l’immense expérience qu’a pu proposer Kathryn Bigelow. Un film à voir encore et encore pour en saisir le puits sans fond thématique.


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