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SOUS LE CIEL DE KOUTAÏSSI


C’est le coup de foudre quand Lisa et Giorgi se rencontrent par hasard dans les rues de Koutaïssi. L’amour les frappe si soudainement, qu’ils en oublient même de se demander leur prénom. Avant de poursuivre leur chemin, ils décident de se retrouver le lendemain. Ils sont loin de se douter que le mauvais œil leur a jeté un sort.

Critique du film

C’est un conte où les sortilèges de l’amour et la magie du cinéma se répondent, c’est un film malicieux et contemplatif, d’une douceur profondément stoïcienne. C’est aussi le portrait d’une ville saisie dans la sensualité d’un été de coupe de monde, où les chiens se donnent rendez-vous et les arbres engloutissent les silhouettes. C’est encore un poème visuel qui transforme les banalités du quotidien en tendres extravagances. Le troisième long-métrage du géorgien Aleksandre Koberidze est un enchantement.

Fermez les yeux

Comment parler d’un film quand les mots risquent d’en galvauder la liberté narrative, d’en émousser le pouvoir de séduction, d’en altérer la grâce ? Aventurons-nous à pas feutrés. Sous le ciel de Koutaïssi, il se passe de drôles de choses, certaines à peine croyables, d’autres confondantes de trivialité. Aleksandre Koberidze les réunit dans une fable estivale où la ville, personnage à part entière, tient lieu de petit théâtre. Le film commence au ras-du-sol pour finir en route vers l’Olympe. Sous le ciel de Koutaïssi, tout ce qui est petit devient grand, tout ce qui apparaît dérisoire se révèle important et le temps finit toujours par arranger le cours des choses.

Un tout petit moineau est témoin d’un coup du destin. Lisa et Giorgi se percutent devant une sortie d’école (à la faveur d’un fondu enchaîné, nous savons que c’est le temps des vacances). La scène se répercute mais nous ne voyons que les pieds des protagonistes et les entendons s’excuser. Une histoire racontée à hauteur de chien et d’enfant. Un coup de foudre suivi d’un coup du sort comme nous l’indique une voix off. Et voilà bientôt une nouvelle entité narrative qui nous apostrophe, en incrustation (l’occasion de profiter de la beauté toute en rondeur de l’alphabet géorgien) : « Attention ! Chers spectateurs, s’il vous plaît, fermez les yeux au premier signal et rouvrez-les au second ». Le procédé est à l’opposé de l’injonction tyrannique. L’invite est à l’enfance, jouons ensemble, ici, tout est permis, je vous ai préparé une surprise. Le recours aux pierres de jais est vain, Lisa et Giorgi se réveillent dans la peau d’un·e autre. Le sortilège ne les a pas seulement transformés, il leur a aussi oté leurs compétences. Le footballeur a désormais les pieds carrés et l’étudiante en pharmacie ne comprend plus rien aux molécules.

SOUS LE CIEL DE KOUTAÏSSI

Un enfant, un ballon, la liberté

Une fois que le film a tranquillement fait dérailler cette histoire d’amour naissante, il va tourner autour comme le facteur derrière le cercle des enfants qui entonnent, les yeux fermés, la ritournelle du jeu. Le récit vagabonde dans l’indolence de l’été, prompt à saisir les choses vues, s’arrêter sur une partie de foot (merveilleuse séquence filmée au ralenti, sur Les Notti Magiche de Gianna Nannini, la caméra saisit actions et attitudes des gamins, la ferveur du jeu et la théâtralité du surjeu, on voudrait rire et pleurer en même temps, on voudrait surtout retrouver l’insouciance de nos 10 ans où rien ne comptait plus que la liberté d’un goal volant), raconter en creux l’histoire de la ville, à travers les bars et les retransmissions sportives (la victoire du Torpedo Koutaïssi sur le grand Dinamo Tbilissi rejoint la légende du « but mystique » du Cameroun contre le Zaïre recueillie par Stéphanie Gillard dans Une histoire de ballon, ces souvenirs qu’aucune image ne viendra jamais trahir).

Il faut se laisser porter par l’esprit de malice que le film entretient, accepter l’alchimie fantasque du lieu et du moment. Le réalisateur, par l’absurde (en digne héritier du maître du cinéma géorgien, Otar Iosseliani) et le décalage, déplace légèrement la position du spectateur, invité à jouer avec le film, entre le temps suspendu d’un été magique et le goût de la fable millénaire.

Irrigué par la douce incertitude du hasard et du jeu, le film met en scène un mauvais génie et le bon génie du football. Il crée l’espace fictionnel dans lequel Léo Messi gagne la Coupe du monde (uchronie au potentiel divinatoire à l’heure où l’on écrit ces lignes), épreuve dont on ne voit que des images fugitives qui viennent recouvrir les monuments de la ville, à savoir, ses sculptures et ses chiens.

SOUS LE CIEL DE KOUTAÏSSI

Une caresse de cinéma

Sous le ciel de Koutaïssi est l’antithèse d’un film frontal. Il se plaît à effleurer les choses, cultive sa légèreté, à l’image du vent qui anime les voilages, sèche le linge et balaye les cheveux des filles. Il réjouit aussi par sa bande originale. Composée par le frère du réalisateur, elle associe, dans une sarabande évocatrice, musiques traditionnels et thèmes référentiels où le conte de fée côtoie les pantomimes du cinéma muet.

À mesure que le film avance, les images manquantes enrichissent un à-côté, à la fois hors champ imaginaire et pièces du puzzle qui viennent compléter le portrait de la ville. Parmi ces images, il y a celle d’un film en construction dont le titre à lui seul résume la poésie qui nous subjugue : Le Vent caresse les chiens errants. Lisa et Giorgi ne se sont pour ainsi dire pas quittés mais sans parvenir à se retrouver. Il ne faut pas en dire davantage, seulement faire confiance au pouvoir de révélation du cinéma.

Nous avons dit le film joueur, léger, malicieux. Il est par dessus tout libre. Libre d’inventer son jardin d’Eden, son Maracanã , son Olympe. Sous le ciel de Koutaïssi, personne n’est dupe, on n’oublie rien du monde en feu, des sombres nuages qui lestent l’époque. Mais quand on lève les yeux au ciel, on ne soupire pas, on inspire fort. Sensation d’apesanteur garantie en sortant de la salle. Ouvrez les yeux et laissez le cinéma vous embobiner.

Bande-annonce

23 février 2022 – De Aleksandre Koberidze
avec Giorgi Bochorishvili, Ani Karseladze et Oliko Barbakadze




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