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ROCCO ET SES FRÈRES

Fuyant la misère, Rosaria et ses quatre fils quittent l’Italie du Sud pour Milan où vit déjà l’aîné Vincenzo. Chacun tente de s’en sortir à sa façon. Mais l’harmonie familiale est rapidement brisée : Rocco et Simone sont tous les deux amoureux d’une jeune prostituée, Nadia.

CRITIQUE DU FILM

Sommet de la carrière d’Alain Delon comme de Luchino Visconti, Rocco et ses frères est une immense peinture sociale et humaine, où brillent de noirceur les sentiments fiévreux des personnages. Le film, trop souvent catégorisé comme uniquement « néo-réaliste » est davantage une somme de styles totalement maîtrisée. Visconti étant l’un des fers de lance de cette mouvance, on retrouve l’influence du néo-réalisme italien dans Rocco et ses frères, notamment dans l’emphase sur la situation sociale de la famille Parondi, et le quotidien de travailleurs de Rocco, Simone et Ciro. 

Mais Visconti parvient dépasser cette école, en insufflant à ce socle néo-réaliste d’autres éléments. On retrouve dans le film une influence dostoïevskienne, comme dans Nuits Blanches, son précédent, qui s’illustre notamment par un romantisme exalté, qui devient vite le centre névralgique du récit, et non plus la condition sociale des personnages. Également, dans sa durée et sa propension tragique – au sens grec du terme –, son soin apporté à l’architecture immense, aux décors opulents, et sa composition de cadres riches, Rocco et ses frères rappelle le Senso de Visconti, mais préfigure également Le Guépard, son film suivant. Sans avoir recours à des décors fabriqués, la caméra témoigne de l’immensité des lieux que traversent les personnages, que ce soit en les filmant de loin, ou en choisissant des cadres anguleux, comme autant de structures menaçantes. 

FAMILLE À L’ITALIENNE

Le récit s’ouvrant sur un intertitre « Vincenzo », le frère aîné, et se concluant sur un autre « Luca », le benjamin de la famille Parondi, il n’y a aucun doute : le film ne va pas démériter son titre, et s’articuler autours de luttes fraternelles et intestines. Une lutte en particulier va cristalliser les enjeux de Rocco et ses frères : celle entre Rocco et Simone.  L’un est un personnage quasiment christique, d’une exemplaire bonté et doté d’un sens du sacrifice sans pareil. L’autre est tout l’inverse : pathétique, violent, menteur, tous les vices lui vont à ravir. Et pourtant, ils sont frères, avec ce que cela suppose comme liens indéfectibles. Cette opposition manichéenne permet d’exalter le romantisme du film, afin de faire éclater les sentiments, y compris les plus douloureux.

Considérer cette opposition expressément manichéenne entre Rocco et Simone comme de la paresse d’écriture serait une grave erreur. Elle est davantage la scène d’un théâtre d’une grande richesse, que ce soit en termes de personnages, de ton, d’univers. Rocco et ses frères, comme évoqué plus haut, apparaît comme une œuvre-somme de Visconti, mais ne se limite pas à cela. Plus d’une œuvre-somme, le film apparaît comme une œuvre-monde. Le film excelle d’abord formellement, dans son utilisation du noir et blanc, des ombres et des lumières. Mais Rocco et ses frères est aussi une maestria d’équilibre, autant un film social sur les conditions précaires de cette société italienne en reconstruction après-guerre, qu’un film romantique prêt à explorer les plus sombres émotions humaines, qu’un film de boxe, comme si ce sport articulait les combats de la vie. Il est tantôt touchant, tendre, autant qu’il est d’une infinie tristesse et d’une violence inouïe. Que l’on soit mère et fils, frères, amants, on s’y aime autant que l’on se hait. 

La durée du film permet de donner de l’espace à chacun des membres de la famille. On saisit l’étau sentimental dans lequel est Rocco, les ténèbres dans lesquels sont engouffrés Simone, et le doute qui habite Ciro vis-à-vis de cette situation. Autour d’eux gravite malgré elle Nadia, épanouie aux bras de l’un des frères, détruite par l’autre. Cette fameuse scène – que l’on taira pour ceux qui souhaiteraient découvrir le film – d’un réalisme traumatisant, s’imprime par sa déchirante violence à jamais sur la rétine. Ce portrait de femme brisée par un homme, tenant tête face à une force masculine oppressante, évite à Nadia de n’être qu’un personnage-fonction. Elle est bien plus qu’un objet de lutte fraternelle, avec ses rêves et sa personnalité propre. 

LE PIÈGE DES SENTIMENTS

Hélas au-dessus de ce théâtre se dresse une immense cage, qui parcourt tout le film. Elle est annoncée dès le générique s’ouvrant par un cadre derrière des barreaux, filmant le toit de la gare de Milan, formant un quadrillage, ou une toile d’araignée, comme annonciatrice du piège qui s’apprête à se déployer sur la famille Parondi. Cette forme, hyper-récurrente tout au long du film, prend plusieurs aspects : des échafaudages sur un bâtiments, un ring de boxe, des fenêtres en sous-sol, les tours du Duomo, etc. Ces éléments deviennent des cadres, prétextes à enfermer les personnages. 

L’enfermement est d’abord social, les Parondi vivent tous dans la même pièce, les frères sont tous contraints d’aller chercher du travail, tandis que la ville et ses habitants ne sont pas les plus hospitaliers avec ces sudistes. Mais cette forme rappelle l’enfermement sentimental duquel sont victimes les personnages. Par exemple, Simone ne peut oublier Nadia, qui ne l’a jamais vraiment aimé, et enfermé dans son amour et sa fureur, il commet les pires exactions. Rocco, parti pour l’armée – donc hors de la « cage » familiale – trouve l’amour en la personne de Nadia. Un amour qui une fois rentré auprès de sa famille, auprès de la cage, ne peut ne déployer. D’autant que celui-ci est victime d’un enfermement tout aussi pernicieux vis-à-vis de son frère, bourreau des pires violences que Rocco n’ait jamais subi, et pourtant son frère, son sang, pour qui il reste prêt à donner sa vie. Parqués dans la complexité de leurs sentiments, les personnages ne peuvent pas réellement vivre, seulement dépérir. Loin du réalisme, mais à bras le corps dans le romantisme, ponctué par la musique légendaire de Nino Rota. 

Ces éléments font de Rocco et ses frères – n’ayons pas peur des mots – l’un des plus beaux films qui existent. Une véritable œuvre-monde, matricielle à différents niveaux, comme The Yards ou pourquoi pas encore, Parasite – notamment dans son mélange des genres sur fond de condition sociale. Un film, un monde, à voir, revoir, encore et encore, pour l’éternité. 


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