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PALOMBELLA ROSSA

Lieu: une piscine des années cinquante dans une ville de Sicile. Action: un match de water-polo, sport préfère du réalisateur. Temps: la durée d’un match. A partir de ces trois classiques unités, Moretti règle quelques comptes avec son pays et son époque.

« Nous sommes différents mais nous sommes pareils »

Sorti sur les écrans français le 29 novembre 1989, Palombella rossa s’impose encore aujourd’hui parmi les sommets de la filmographie de Nanni Moretti. Le film met en scène, pour la dernière fois, Michele Apicella, l’alter ego fictif du réalisateur. Après avoir été jeune chômeur dans Je suis un autarcique, étudiant dans Ecce bombo, réalisateur dans Sogni d’oro, professeur dans Bianca, le revoilà homme politique et joueur de water-polo. À la différence du couple Antoine Doinel/Jean-Pierre Léaud, Michele Apicella est un personnage palimpseste qui se réinvente de film en film, tout en gardant quelques traits de caractères, ce mélange assez unique de tendresse et d’impétuosité, constitutif du charme morettien.

Le match de water-polo donne au film ses unités de temps, de lieu et d’espace, transformant la piscine en théâtre au milieu duquel Michele Apicella est à la fois acteur et parasite. Il participe à l’action en tant que joueur et ne cesse de la parasiter à mesure que sa propre pensée intérieure est envahie pas les souvenirs. La séquence inaugurale met en scène un accident de la circulation. Elle introduit à la fois les thèmes du film (le plaisir du jeu, la communication :indispensable et impossible) et son ton, fait de ruptures et de burlesque. 

Séquelle de l’accident, l’amnésie frappe Michele. Alors que le match se prépare, il est interpellé par des militants mais aussi par l’arbitre : il semblerait qu’il ait dit ou fait quelque chose d’extravagant lors d’un débat télévisé. Il ne se souvient de rien, pas plus que d’épisodes plus anciens que de vieux camarades voudraient lui raviver. La turbulence du montage renvoie au chaos de la conscience de Michele, pris au piège de la lecture de soi-même à travers le regard des autres. Rien n’est apaisé, surtout pas la communication. Le film est saturé de dialogues à tel point que personne ne se comprend. Les joueurs n’écoutent pas la logorrhée de l’entraîneur, identique à chaque match. L’effet de répétition, parfois comique devient aussi insupportable quand il touche le langage, comme cette insulte viriliste qui sonne comme une antienne et met Michele hors de ses gonds. Ou lorsque la novlangue dont la journaliste fait usage conduit Michele à la gifler. Gifle qui fait écho à celle délivrée par Julie Christie dans Le Docteur Jivago, film diffusé sur la télévision du bar qui jouxte le bassin. 

Désordre mental

L’attention au langage est une exigence que résume Michele ainsi : « Il faut trouver les mots justes. Qui parle mal, pense mal et vit mal ».

Il y a ce que l’on dit et la manière dont on le dit. Les cris de Michele sont des appels au secours. Il crie sur sa fille pour lui demander « je peux te chatouiller les pieds ?». Il hurle pour en appeler aux jours heureux de son enfance : « où sont passés les après-midi de mai, le bouillon de poule quand j’étais malade, les derniers jours d’école avant les vacances ? ». Il hurle un déchirant « Mia Madre ! » lourd du poids de l’absence, supplication semblant annoncer la dernière fiction en date du réalisateur. 

L’orchestration du désordre mental, les ruptures de ton mais aussi l’emphase provoquent rires et sourires en même temps qu’ils reflètent inquiétude et impuissance. Il y a chez Moretti un ardent désir de collectif qui se heurte à une puissante exigence d’intimité. Son style comique se nourrit de ces paradoxales aspirations.

Au milieu du tumulte, le film retient son souffle deux fois. Deux instants de suspension voire de communion octroyés par la chose artistique. Le premier est, à mes yeux, le plus génial emploi d’une musique additionnelle dans l’histoire du cinéma. I’m on fire de Bruce Springsteen retentit soudainement dans l’enceinte de la piscine, le film s’arrête littéralement comme on laisserait un ange passer, avant que le cours du jeu ne reprenne. Le second survient alors que la tension du match est à son comble. Sur la télévision du bar, Jivago croît reconnaître Larissa, mais cette dernière va t-elle se retourner ? La scène est commentée par la foule attroupée devant le petit écran. On crie comme à Guignol pour que Julie Christie se retourne. Il y a dans cette scène une foi dans la fiction absolument bouleversante. Qui a vécu le France-Allemagne de la coupe du monde de football 1982 peut revoir le match et espérer, à chaque fois, que l’issue en sera différente. Il faut en passer par là pour retrouver la force de la prime émotion. Cette puissance-là c’est la même que met en scène Moretti quand Michele craque et hurle qu’il veut retrouver les émotions de son enfance. Tout le cinéma de Moretti est peut-être contenu dans ce postulat et cette quête. L’art comme refuge mais aussi comme possible lieu d’une étincelle de concorde par l’intime.

Autre refuge possible, l’enfance, creuset de mille cicatrices et mille et une épiphanies. Parmi les nombreux flash-back qui viennent rythmer le récit du match et alimenter les tourments de Michele, il faut relever cette splendide scène où, dans le vestiaire de la piscine (vestiaire de l’enfance aussi serait-on tenter de dire dans une confusion toute modianesque) les mamans frictionnent les têtes de leurs bambins. Un élan de mélancolie envahit l’écran, porté par le très beau thème musical de Nicola Piovani.

« Nous sommes différents mais nous sommes pareils » répète Michele au volant de sa voiture avant de la conduire dans le décor où un soleil de carton pâte provoque l’hilarité du Michele enfant. Qu’importe le factice pourvu qu’on ait l’ivresse de vivre.


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