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PACIFIC RIM

Surgies des flots, des hordes de créatures monstrueuses venues d’ailleurs, les «Kaiju», ont déclenché une guerre qui a fait des millions de victimes et épuisé les ressources naturelles de l’humanité pendant des années. Pour les combattre, une arme d’un genre nouveau a été mise au point : de gigantesques robots, les «Jaegers», contrôlés simultanément par deux pilotes qui communiquent par télépathie grâce à une passerelle neuronale baptisée le «courant». Mais même les Jaegers semblent impuissants face aux redoutables Kaiju. Alors que la défaite paraît inéluctable, les forces armées qui protègent l’humanité n’ont d’autre choix que d’avoir recours à deux héros hors normes : un ancien pilote au bout du rouleau et une jeune femme en cours d’entraînement qui font équipe pour manoeuvrer un Jaeger d’apparence obsolète. Ensemble, ils incarnent désormais le dernier rempart de l’humanité contre une apocalypse de plus en plus imminente…

Men & Monsters

Je pense que Guillermo del Toro est l’un des réalisateurs les plus précieux du XXIe siècle, précisément parce que son cinéma est l’un des derniers à embrasser pleinement la liberté narrative propre au récit populaire. En faisant confiance à l’intuition et à l’intelligence émotionnelle des spectateurs, il s’affranchit des dogmes ennuyeux de la logique linéaire et de la causalité narrative, nous permettant ainsi de renouer avec le pur sentiment d’émerveillement qu’aurait un enfant à l’écoute d’un conte, d’un mythe ou d’une légende. Avec Pacific Rim, le réalisateur mexicain joue littéralement avec des forces qui font bondir d’excitation le gamin de onze ans qui sommeille en nous, mêlant avec brio la jouissance de la démesure et de la destruction, au sentiment de transcendance lié à l’accomplissement des personnages principaux.

La seule confrontation du « kaijū eiga » (films de monstres géants japonais) et du « mecha » (sous-genre de SF mettant en scène des personnages pilotant des robots de combat), donne déjà un aperçu de la démarche spirituelle du film. Il est vrai que le kaijū eiga peut d’abord se définir par son irrésistible cérémonial de destruction de maquettes par des hommes en costume, mais il remplit également une mission cathartique importante dans la culture japonaise, qui est celle de l’affrontement des fantômes atomiques de la Seconde Guerre Mondiale. Le « mecha » est quant à lui un genre tout aussi japonais, son optimisme originel étant intrinsèquement lié à une volonté du pays d’envisager la technologie sous un jour positif, après les traumatismes d’Hiroshima et de Nagasaki. Il y a donc d’un côté les incarnations monstrueuses et symboliques d’un drame national, et de l’autre, les promesse d’une modernité technologique émancipatrice et triomphante. Soit : le cœur noir du monde, chaotique et destructeur, face à la capacité des hommes à se transcender collectivement, et à se sentir plus grands qu’eux-mêmes (c’est le cas de le dire).

Attention néanmoins à ne pas confondre cette inscription du film dans des genres clairement définis avec une démarche de musée nostalgique, ou pire, de simple hommage. L’une des grandes forces du cinéma de Guillermo del Toro est justement de réinventer et de moderniser les genres et les archétypes narratifs qu’il investit, afin d’y réinjecter un nouveau souffle, une nouvelle passion. Pacific Rim, à l’image de quasiment tous les films du cinéaste, n’est ni ironique, ni post-moderne, et ne cède jamais à la gratuité ou à la facilité. Pour reprendre les propres mots de Del Toro, c’est un film « à la simplicité très complexe », qui confronte, dans une série de combats titanesques, la grandeur physique des kaijus à la grandeur d’âme de l’humanité. Tout y est affaire d’échelle, aussi bien d’un point de vue physique que psychique.

Pacific rim

Echelles monstrueuses

Si Pacific Rim fait date à la fois dans l’histoire du kaijū eiga et du mecha, c’est tout d’abord pour son travail colossal effectué sur le design de son univers, de ses robots et de ses monstres. Le constat est simple : absolument tout, dans ce film, est conçu, texturé et pensé à la fois sur un plan pictural et dramaturgique, de telle sorte à maximiser l’impression de réalité et l’implication émotionnelle des spectateurs. Pour reprendre une nouvelle fois del Toro : « la forme fait partie du fond ». Les jaegers ont par exemple été créés à partir de zéro, comme des machines fonctionnelles, avec leurs propres pistons, leurs propres relais et autres boulons. Ils héritent de l’élégance et de la fluidité des jaegers animés qui ont bercé l’enfance du réalisateur (Tetsujin 28, Space Giants…), tout en étant pensés de la façon la plus crédible possible dans le cadre d’un film en prises de vues réelles. Pour la première fois dans l’histoire du cinéma, nous voyons toute la fine machinerie qui se déclenche dans les jointures de ces armures de fer lorsque celles-ci s’apprêtent à donner un coup, à courir, où à sortir des canons de leur torse. Des engrenages qui tournent aux pistons qui poussent, toute la mécanique des robots est incarnée sous leur propre « peau ». L’importance de chaque coup est donc ressentie par les spectateurs, à la fois au travers de l’échelle démesurée et immédiate du combat, mais aussi au travers de celle (plus petite) du génie humain qui se cache derrière leur conception.

L’obsession de del Toro pour le détail se reflète également sur les armures des jaegers, elles aussi pensées comme un signifiant dramaturgique à part entière. Rappelons que Pacific Rim ne montre pas, comme à l’accoutumée dans les films catastrophe, un pays qui sauve le monde, mais bien le monde qui se sauve lui-même, dans toute sa diversité. Les jaegers du film sont ainsi à l’image de l’humanité toute entière : différents, unis, et cabossés. Cherno, le jaeger russe, arbore par exemple les couleurs des chars soviétique de série T, et possède un réacteur nucléaire à son sommet. Crimson Typhoon, le jaeger chinois, peut quant à lui rappeler le drapeau national avec ses couleurs rouge cramoisi et doré, outre le fait que son mode de combat soit plus spécifiquement inspiré par les arts martiaux. Striker Eureka devait incarne quant à lui l’image fanfaronne et expansive des aventuriers australiens, type narratif qui a très vraisemblablement inspiré la caractérisation des pilotes Herc et Chuck Hansen. D’où son design inspiré de véhicules tout terrain, ses couleurs de camouflage, et son style de combat vif et agressif.

Enfin, Gipsy Danger, le Jaeger américain, a été inspiré par la majesté des avions de la Seconde Guerre Mondiale. Une démarche de cow-boy, un torse bombé et une cuirasse tatouée de « nose art », ces dessins de guerre situés sur le nez des bombardiers : toute est pensé de sorte que les spectateurs identifient presque immédiatement le pays d’origine de ce robot, ainsi que le caractère triomphant d’une nation qui sera pourtant mise à mal dès le premier combat du film. Le sens du détail est poussé tellement loin que l’on peut même découvrir de nouvelles choses au fil des visionnages, un peu à la manière de la séquence du marché aux trolls dans Hellboy II. On peut par exemple citer le fait que le réacteur nucléaire de Cherno soit soutenu par un tout petit robot situé juste au dessus de son buste. Pas un seul jaeger ne semble enfin sorti de l’usine, chacun portant les stigmates rouillés de leurs combats passés et de leurs réparations multiples. Ces robots ont une histoire, qui s’exprime aussi bien à l’échelle de leur gigantesque armure qu’à celle d’une toute petite égratignure.

On retrouve ce même souci de vraisemblance dans la conception des kaijus, mais cette fois-ci à deux niveaux d’incarnation : d’un côté, la plupart des monstres sont inspirés par des animaux qui existent vraiment (le requin avec Slattern, le gorille avec Leatherback…), mais de l’autre, leur physionomie et leurs déplacements sont déterminés par la façon dont un homme en costume pourrait les incarner. Autrement dit, del Toro ne veut jamais perdre de vue l’ascendance cinéphilique de ces kaijus, sans pour autant y faire explicitement référence. Ce biais est une sorte de point de repère visuel, qui permet à celui ou celle qui est déjà familier de ce genre de cinéma et de la suspension de crédulité qui lui est propre, de profiter de la profusion de détails permise par les effets spéciaux numériques. Même si le film ne fait pas du gros plan son fer de lance, chaque kaiju est un monde à découvrir, des textures de peau, de cornes, aux transformations diverses et variées (triple pour Otachi !), et cela, à chaque fois que l’on change d’angle ou d’échelle de plan.

Tous ces titans sont passionnants à regarder en soi, mais leur impact est bien évidemment décuplé par la façon dont del Toro les met en scène. Le premier combat entre Gipsy Danger et Knifehead est à ce titre une démonstration de virtuosité. Plongés dans une tempête marine digne d’une peinture de Friedrich, les spectateurs assistent à cette scène comme si ils y étaient : beaucoup de plans rasent la surface de l’eau, la caméra est souvent surprise par les mouvements des combattants qu’elle n’arrive pas toujours à accompagner, et son objectif est parfois embué du fait de la condensation. La lumière de la scène est quant à elle justifiée par les seuls éclairages du jaeger sur le kaiju, ce qui confère à la scène une esthétique « prise sur le vif » qui participe grandement au sentiment d’immersion. L’alternance entre les plans montrant les mouvements des pilotes et ceux montrant les mouvements du jaeger qu’ils commandent, permet quant à elle de rappeler que le robot reste une machine, dont les manœuvres monumentales exigent un temps de réaction significatif, du fait de son poids conséquent. Le travail sur la vitesse, aussi bien du côté du jaeger que du kaiju, relève là encore du génie, les équipes de del Toro ayant trouvé le point d’équilibre parfait entre la lenteur pachidermique surpuissante de ces colosses, et leur capacité à se surprendre rapidement l’un l’autre.

Pacific rim robots

Le Gipsy Danger finit par sortir victorieux du combat, mais perd l’un de ses pilotes. La tête à moitié arrachée, le robot s’effondre sur les rivages enneigés d’Anchorage. Juste avant, del Toro nous montre un père et son fils venant de découvrir un petit robot à l’aide d’un détecteur de métaux. Cette première partie de séquence est majoritairement filmée en plan d’ensemble ou de demi-ensemble, de telle sorte à ce que les deux personnages paraissent systématiquement petits et écrasés par leur environnement (sentiment par ailleurs décuplé par le combat auquel nous venons juste d’assister). Puis, lorsque le jaeger sort de la brume, celui-ci n’apparaît jamais dans sa totalité à l’intérieur du cadre.

Le point de vue a changé : le robot n’est plus filmé comme un personnage, mais comme un immeuble ou un élément de décor. S’en suit un travelling avant accompagnant les deux civils paniqués jusqu’au cockpit éventré du robot, duquel sort le survivant Raleigh Becket. D’abord captée en plan de demi-ensemble puis en plan rapproché, sa silhouette blanche est écrasée dans le cadre par le métal sombre du robot. Le contraste entre le minuscule et le colossal ne peut être plus explicite, d’autant plus que le sound design étouffé, presque comme un acouphène, accompagne l’état émotionnel du personnage encore en état de choc. Autrement dit, en un mouvement de caméra, le cinéaste arrive à juxtaposer le petit et l’immense, et à rappeler la fragilité physique et mental de l’humain derrière la puissance de la machine. 

Les transitions entre les échelles de plans permettent ainsi de faire correspondre la forme et le fond, aussi bien pour exprimer des enjeux dramaturgiques sérieux et profonds, que pour donner une tonalité différente à telle ou telle scène. Citons par exemple l’utilisation par Gipsy Danger d’un bateau pétrolier comme d’une batte de base-ball contre Otachi, l’écoulement d’objets aussi insolites qu’un scooter, une télévision ou un canapé lorsque le même robot écrase des conteneurs sur la tête de son adversaire, ou bien cette incroyable séquence ou un coup de point défonce un étage d’immeuble entier, avant de venir taper délicatement, en fin de course, un pendule de Newton posé sur un bureau.

On retrouve à chaque fois le même principe : la juxtaposition et le contraste entre deux échelles de grandeur à l’intérieur même du cadre, au travers de l’apparition d’éléments diégétiques qui ont une toute autre inertie que celle qu’on leur présuppose, une fois qu’ils se retrouvent dans la main d’un jaeger ou sous la patte d’un kaiju. Les voitures s’envolent comme des feuilles, les pétroliers sont légers comme des battes, et les immeubles fragiles comme du cristal. De tout cela, les spectateurs retirent tout simplement un un sentiment de jouissance et de satisfaction régressive, semblable à ceux d’un enfant lorsqu’il détruit une tour de Lego en jouant lui-même le rôle du monstre géant. Del Toro nous invite ainsi à revenir à cette insouciance enfantine que le medium cinématographique permet, la conscience du faux (qui peut se superposer à l’impression de réalité) se portant garante de l’impunité de ce génial plaisir de la destruction.

Echelles humaines

Outre son design soigné, sa mise en scène immersive et son jeu d’échelles virtuose, Pacific Rim demeure également un grand film thématique. L’enjeu principal est finalement assez simple : c’est en se faisant confiance les uns les autres que les humains pourront triompher des kaijus. Cela fonctionne à l’échelle des nations, mais également à l’échelle d’un seul robot, dont le pilotage impose une synchronicité parfaite entre les pilotes. Cette thématique de la confiance est incarnée dans le film au travers de différents duos : un père et son fils (Herc et Chuck Hansen), un père et sa fille (Pentecost et Mako), un pilote et son chef (Raleigh et Pentecost), un héros et une héroïne (Raleigh et Mako). Dans la première partie, Mako et Raleigh ne font confiance à personne, et personne ne leur fait confiance, un peu comme des rookies arrivant dans une équipe de basket déjà rodée.

Comme à son habitude, del Toro incarne ces enjeux au travers d’un code-couleur précis (sur ce sujet, voir cet article) : le jaune ambre est associé à Raleigh (qui a les cheveux blonds), et le bleu à Mako (qui a quelques mèches de cheveux bleus). Cette dernière association n’est pas un hasard, dans la mesure où Mako a été traumatisée enfant par l’apparition d’un kaiju, dont les entrailles sont justement bleues. En outre, lorsque ce souvenir nous est présenté à l’écran, il apparaît tout d’abord dans des tonalités bleutées, avant de laisser la place à une colorimétrie plus réaliste, de laquelle se détache la silhouette de la jeune Mako habillée en… bleu. 

Le jaune ambre et le bleu/vert sont également les couleurs qui dominent le hangar principal du shatterdome, préfigurant ainsi, de manière symbolique, la réunion des deux personnages principaux. 

Mais celle-ci ne peut avoir lieu qu’avec l’aval de Pentecost (nom à la symbolique pour le moins explicite), qui est respectivement le chef de Raleigh et le père spirituel de Mako. Une troisième couleur, associée, selon les propres mots du cinéaste, à la vie et à la transcendance, va unir ces trois figures : le rouge. C’est d’abord le sang que l’on retrouve sur la combinaison de Raleigh au sortir du dernier combat qu’il a effectué avec son frère. C’est ensuite la petite chaussure rouge que Mako enfant tient dans ses mains alors qu’un kaiju s’avance vers elle. C’est enfin le sang qui coule du nez du Pentecost à la suite du pilotage solo d’un jaeger qui l’empêchera par la suite (pense t-il) de prendre part à de nouveaux combats.

Le rouge révèle les failles de chacun de ces personnages : le deuil, le traumatisme, et le regret. C’est aussi la couleur qui inonde le cadre lorsque chacun d’entre eux se révèle et se transcende dans le combat. Pensons par exemple au dojo rouge ocre où Raleigh et Mako s’affrontent à coup de bō, au sacrifice final de Pentecost et Chuck Hansen au fond du Pacifique avec les lumières d’alerte rouge, ou bien à celui de Raleigh lui-même, qui choisit de sauver Mako et de piloter seul le jaeger jusque dans le monde des kaijus.

Toutes ces fulgurances de rouge sont autant de moments où les personnages transcendent leurs traumatismes, se révèlent à eux-mêmes et aux autres, atteignant ainsi l’équilibre psychique parfait à même de provoquer la victoire finale. À l’image de tous les autres personnages du cinéma de Guillermo del Toro, Raleigh, Mako et Pentecost sont entrés en coïncidence avec eux-mêmes, sont devenus les héros qu’ils étaient depuis toujours, et ont triomphé collectivement, dans leur cas précis, de la menace des kaijus. En termes d’échelle, les humains étaient peut-être les plus petits, mais pour ce qui est de la force d’esprit, ils étaient les plus grands.

Au sortir du film, nous nous rendons compte que la plus belle synchronicité n’est pas seulement celle qui a lieu entre l’hémisphère droit et l’hémisphère gauche du cerveau des jaegers, mais bien celle entre ses personnages et les spectateurs eux-mêmes. C’est là la marque d’un grand film, et celle d’un immense réalisateur.


#LBDM10ANS

 




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