OUTRAGES-photo50-© 1989 Columbia Pictures Industries, Inc. Tous droits réservés

OUTRAGES

1966, pendant la guerre du Vietnam. Eriksson, une jeune recrue, est sauvé de la mort par son commandant, le charismatique sergent Meserve. Quelques jours plus tard, le radio de l’escouade est abattu dans un village allié. En représailles, Meserve décide d’enlever une jeune villageoise.

Critique du film

6 juillet 2018, Cinémathèque française de Paris. Les larmes aux yeux, Brian De Palma avoue qu’entendre la musique qu’Ennio Morricone a composé pour son film Outrages (Casualties of War) le bouleverse. Pourquoi cela le touche-t-il autant ? Afin de répondre à cette question, il faut remonter à la source d’une production dont la genèse a été complexe.

Dans la longue carrière de De Palma, s’il n’est pas le plus mal-aimé de ses films (Wise Guys, en 1986, et Le Bûcher des vanités, en 1990, sont encore moins appréciés), Outrages fait partie de ceux qui n’ont pas connu l’unanimité critique à leur sortie et n’ont pas trouvé leur public. Le temps faisant son œuvre et corrigeant (trop rarement) les injustices, le film, sorti en 1989, est aujourd’hui réévalué grâce à la France et sous deux formes :  une réédition dans deux montages différents proposée dans un magnifique coffret collector Blu-Ray+DVD chez Wild Side, contenant aussi un beau livre illustré de photos et d’archives rares signé Nathan Réra (1). Mais aussi un livre consacré au film (Outrages, De Daniel Lang à Brian De Palma) signé du même auteur et sorti en avril dernier chez Rouge Profond. Dans cet ouvrage, ce docteur en histoire de l’art, dont les travaux sont centrés sur les témoignages et la mémoire liés aux génocides, retrace en détail toute la chronologie d’une histoire horrible et fascinante qui commence dans les années 60. 

Prendre part à l’horreur

Le point de départ est un article d’octobre 1969 du New Yorker signé Daniel Lang (sorti plus tard en livre) dans lequel le journaliste relate un incident qui s’est produit en 1966 pendant la guerre du Vietnam : une jeune Vietnamienne a été kidnappée dans son village par une troupe de soldats américains, violée, brutalisée et finalement assassinée. Un des membres de la section refuse de prendre part à l’horreur, et ne réussit pas à sauver la jeune fille. Par la suite, il dénonce ses frères d’armes, ce qui donne lieu à un procès qui voit les soldats américains condamnés à des peines de prison (qui seront largement réduites par la suite). Quand le jeune De Palma découvre cet article, il est aussitôt ému par le récit et envisage d’en faire un film. Il ne sait pas encore qu’il va devoir attendre plus de vingt ans pour que son projet devienne réalité. En effet, à l’époque, le conflit en Asie fait rage et il est hors de question d’aborder le sujet. Il lui faudra attendre la vague de films à succès consacrés au Vietnam dans les années 80 (Platoon, Full Metal Jacket, Good Morning Vietnam), ainsi que le succès de ses Incorruptibles pour l’envisager, et encore, nous le verrons, le film ne s’imposait pas de lui-même.

De Palma raconte dans le documentaire sorti en 2018 que lui ont consacré Jake Paltrow et Noah Baumbach (Carlotta films) : « Des gens avaient essayé de faire Casualties of War depuis les années 70. Les droits avaient été achetés, développés et mis au tiroir. Personne ne voulait voir ce film. Il s’est fait grâce à la productrice Dawn Steele et la présence de Michael J Fox. »

Le réalisateur ne mentionne pas que le sujet a déjà fait l’objet de deux adaptations : O.K. réalisé par Michael Verhoeven en 1970, dont la projection au festival de Berlin cette année-là cause un tel scandale (on accuse le film d’anti-américanisme) qu’il entraîne sa clôture prématurée − une adaptation que De Palma dit n’avoir jamais réussi à voir et que l’on peut pourtant trouver en DVD ; et un film réalisé par Elia Kazan en 1972, Les Visiteurs, qui imagine lui la visite que font deux des condamnés à leur sortie de prison à celui qui les avait dénoncés. 

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Une femme à la tête d’un studio

Le combat de De Palma pour tourner sa propre version a été long et laborieux, nous ne rentrerons pas ici dans les détails. Disons simplement qu’il a été rendu possible grâce à Dawn Steele. D’un poste haut placé à la Paramount, elle prend la tête de Columbia Studios en 1987, ce qui fait d’elle une des premières femmes nommées à la tête d’un grand studio hollywoodien. Le premier film pour lequel elle donne son feu vert est Outrages. Pour partager l’affiche avec Michael J. Fox, on choisit un jeune acteur en pleine ascension, Sean Penn, ainsi que des débutants pour les seconds rôles, dont John C. Reilly. Le tournage en Thaïlande est une épopée en elle-même tant l’équipe a souffert du climat torride et humide et des conditions peu propices d’un tournage dans la jungle. Nathan Réra y revient en détail dans ses deux ouvrages complémentaires et montre bien, de l’intérieur, comment fonctionne la machine hollywoodienne. En effet, Outrages bénéficie d’un budget important, et Réra a pu récolter les témoignages de l’assistante personnelle de De Palma, Monica Goldstein, et d’Eric Schwab, réalisateur de seconde équipe, lequel s’exprime d’ailleurs dans les bonus du coffret et son témoignage est passionnant.

Double focale

En termes de réalisation, De Palma choisit une approche assez voyante en optant pour des décadrages, et utilise de manière appuyée mais efficace sa marotte visuelle préférée : la double focale, un procédé qui permet de créer deux profondeurs de champ au sein d’une même image grâce à une lentille spéciale. Le tournage est entièrement planifié par De Palma lui-même sur storyboards à l’aide d’un nouveau logiciel, et le scénario est écrit par le réalisateur avec David Rabe, un vétéran du Vietnam et dramaturge de renom, avec lequel il se fâche suite à un désaccord sur la fin du film.

Dans le rôle du sergent Meserve, le leader de ce groupe de soldats dévoyés, Sean Penn fait preuve d’une intensité époustouflante face à un Michael J. Fox tout en détermination. Leur affrontement débouche sur une tension d’une grande intensité qui est, semble-t-il, irriguée par leur relation hors caméras. Penn, totalement impliqué dans son rôle, refuse de côtoyer Fox en dehors du plateau.

Quant à la musique, elle est signée Ennio Morricone, dont c’est le deuxième film avec De Palma après Les Incorruptibles (et avant le dernier Mission to Mars). Elle contient un morceau bouleversant de plus de neuf minutes qui développe le thème principal avec l’orchestre, auquel est associé un chœur mixte qui répète « ciao » (le mot a la même signification en italien et en vietnamien), une élégie sous forme de rédemption pour l’âme de la jeune fille sacrifiée. La flûte de pan occupe une large part du reste de la BO et lui donne son côté épique, comme c’était déjà le cas pour Mission (1986). Morricone, dont c’est sans doute l’une des plus belles partitions, a été inspiré par le sujet du film, et sa fibre liturgique s’accorde à merveille avec le drame qui se joue. Remplissant pleinement sa fonction, la musique en apaise la violence pour mener vers un pardon qui ne trouve pas sa place chez les hommes.

© 1989 Columbia Pictures Industries, Inc. Tous droits réservés.

Profondément marqué

Rarement cité parmi les grands films sur la guerre du Vietnam, Outrages marque pourtant la première incursion dans le genre d’un grand cinéaste formaliste. Si ce conflit a traumatisé l’Amérique, il a profondément marqué De Palma qui avait tout fait à l’époque pour échapper à la conscription et avait réussi. Il a déclaré (2) : « C’est un film qui me tient particulièrement à cœur pour toutes sortes de raisons qui me sont personnelles, l’histoire me touche, je l’ai portée en moi pendant de longues années, j’étais fou de joie quand j’ai finalement pu convaincre un studio de le financer. Je pense que les acteurs y sont formidables, même si c’est un film que je regarde avec beaucoup de difficulté encore aujourd’hui, c’est vraiment très dérangeant. L’histoire est l’une des plus horribles qu’on puisse imaginer. Sans parler de son échec commercial. »

Difficile à faire, et à revoir pour De Palma, Outrages est aussi un film impossible à oublier pour nous spectateurs tant il montre sans détour l’horreur de la guerre sans jamais se révéler didactique ou moralisateur. À côté d’autres films incontournables sur le sujet (on pense au magnifique Requiem pour un massacre ou au classique Johnny s’en va-t-en guerre), Outrages se classe non seulement parmi les meilleurs films de son réalisateur mais aussi parmi les plus emblématiques des pamphlets anti-guerre qu’on puisse imaginer. À (re)découvrir d’urgence.


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(1) Cet auteur a notamment publié un livre d’entretien avec Paul Verhoeven et un autre sur David Fincher.
(2) Brian De Palma : entretiens avec Samuel Blumenfeld et Laurent Vachaud, GM éditions, réédité en 2019



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