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OSLO, 31 AOÛT

C’est le dernier jour de l’été et Anders, en fin de cure de désintoxication, se rend en ville le temps d’une journée pour un entretien d’embauche. L’occasion d’un bilan sur les opportunités manquées, les rêves de jeunesse envolés, et, peut-être, l’espoir d’un nouveau départ… 

« La mélancolie est une maladie qui consiste à voir les choses comme elles sont »

Voilà une parole, celle de l’illustre poète Gérard de Nerval, qui condenserait parfaitement la pensée d’Oslo, 31 août. Où l’on suit vingt-quatre heures dans la vie d’un toxicomane en cours de repentance, qui profite d’une journée «libre» accordée par son centre de rehab pour retrouver à Oslo des proches perdus de vue et décrocher un poste de rédacteur.

Pour son deuxième long-métrage, le francophile Joachim Trier adapte le Feu follet de Drieu la Rochelle, dont Louis Malle avait tiré une première version, en 1963, avec Maurice Ronet et Jeanne Moreau dans les rôles principaux. Le récit est transposé à sa Norvège contemporaine dont, il faut bien l’avouer, nous autres Européens de l’Ouest ne savons rien ou presque. Les seules images récentes parvenues du Royaume scandinave demeurent celles de la tuerie de masse perpétrée par Anders (encore un) Breivik sur l’île d’Utøya en juillet 2011, le mois précédant la sortie nationale d’Oslo, 31 août. Il serait maladroit de faire de cet événement tragique une porte d’entrée pour éclairer les raisons du mal-être qui irrigue le film, conçu bien avant l’attentat terroriste, mais la quasi-simultanéité des deux n’en est pas moins troublante. Six ans plus tard, Anders Danielsen Lie interprétera d’ailleurs Breivik dans le film de Paul Greengrass, Un 22 juillet.

EXTINCTION DES FEUX

Anders (celui d’Oslo, 31 août) se retrouve donc, le temps d’une journée, à goûter la douceur estivale, quoique déclinante, de la capitale norvégienne, qui n’a d’une capitale ni la taille ni l’affluence habituelles pour les habitués aux métropoles démesurées. La lumière pâlissante imprègne tous les plans d’extérieur et confère ses derniers feux à un monde qui, bientôt, connaîtra le début d’un hiver long et rigoureux.

Oslo, 31 août s’inaugure sur des prises de vue en Super-8 de la ville, auxquelles viennent s’ajouter les témoignages en voix-offs d’habitants qui évoquent leur histoire dans ces rues qu’ils ont appris à connaître. Les souvenirs se créent là, au détour d’une artère, en suivant (de temps à autre) les rails d’un tramway défraîchi, en courant (toujours) derrière un destin abscons. Les kilomètres de bitume deviennent alors autant d’arborescences à une carte mentale qui n’en demandait pas tant. Le temps d’une journée, Oslo s’improvise toile et pinceau d’une âme en quête d’une paix intérieure retrouvée.

Évidemment rien ne passera comme prévu et Anders fera l’expérience – vertigineuse – de voir sa mémoire d’un temps désormais révolu confrontée à la réalité devenue. Sa première retrouvaille se déroule avec un ami de longue date (Hans Olav Brenner), ancien compagnon de plaisirs interdits maintenant marié et père de famille, qui lui confiera douter de l’intérêt de venir en aide à une personne condamnée à l’annihilation. Loin d’être un fuyard, cet ami prête une oreille encore attentive à Anders et ses démons intérieurs mais, comme les deux s’en rendront compte, rien n’est plus comme avant.

Loin des poncifs éculés du genre, Anders n’a rien du drogué marginalisé, du laissé-pour-compte dans une société que le rejette. Trier se place toujours à la bonne distance vis-à-vis de son personnage, sur lequel aucun jugement de valeur n’est porté : celui-ci est tantôt vu comme pathétique face à l’homme qui lui a volé l’amour de sa vie, tantôt comme un séducteur auquel rien ne résiste. Mais ces passades ne semblent avoir aucun effet sur lui et comme son ami, citant Proust, l’affirme : « tenter de comprendre le désir en regardant une femme nue, c’est comme essayer de comprendre le temps en démontant une montre ». Cette confusion, voulue ou non, entre désir et objet de désir, que l’on pourrait rapprocher de la vision d’un Musset qui, lui, déclamait sans vergogne : « Aimer est le grand point, qu’importe la maîtresse ? / Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ? », est probablement la même qui entraîna Anders dans le piège des paradis artificiels, et dont il peine encore à s’extraire.

LE SENS DE LA FÊTE

Le parcours d’Anders rappelle sans cesse la prédominance du cœur sur l’esprit, comme si ce dernier n’apportait qu’idées superflues et réflexions inutiles. Il n’est pas question d’autre chose quand il reproche ouvertement au directeur de la revue à laquelle il candidate de produire des articles trop intellectuels pour le grand public, tels que « Samantha dans Sex & the City vu à travers Schopenhauer ». Une critique de la surinterprétation, à laquelle Louise de Vilmorin répondrait volontiers que « philosopher n’est qu’une façon de raisonner la mélancolie ».

Il ne faudrait toutefois s’y méprendre : Anders est tout sauf un hédoniste à tendance nihiliste. Dans une scène, probablement la plus émouvante du film, il est assis à la table d’un café et se met à écouter les conversations autour de lui, entre des individus de sa génération (25-35 ans). On y parle piano, rupture et rêves d’avenir : Anders ne peut que s’imaginer à l’écran le quotidien d’une personne de son âge, quotidien qui aurait dû être le sien sans toutes ces erreurs commises. On suppose le poids insondable de la culpabilité qui le ronge et, une fois celle-ci devenue trop forte, Anders se voit contraint de quitter le café.

Trier fait le choix – judicieux – de ne pas traiter son personnage à travers le prisme de l’addiction et lui préfère celui de son incommunicabilité patente. Il peine à se situer sur la même longue d’onde que ses interlocuteurs et, lorsqu’une fille visiblement intéressée (Ingrid Olava) lui demande ce qu’il fait dans la vie, il ne trouve rien de mieux à dire que : « Je cherche de la sympathie ». À mesure que la nuit avance, et avec elle les réjouissances festives, la musique devient omniprésente. La parole se fait plus clairsemée et la possibilité de comprendre un monde qu’il a quitté trop tôt, davantage compromise. Lui qui prétendait, un peu naïvement, que les gens heureux dans la vie étaient stupides réalise progressivement que lui-même était le véritable dindon de la farce. Oslo, 31 août est le récit de cette révélation cruelle amenée avec une retenue toute bienvenue, elle qui permet au spectateur d’investir son propre rapport au monde et aux autres dans ce personnage dont on ne cautionne rien mais auquel on pardonne tout.

Prix d’interprétation masculine au festival Premiers Plans d’Angers, Anders Danielsen Lie est la véritable révélation du film et parvient admirablement à porter à l’écran cette fragilité pudique, l’anxiété dissimulée sous un flegme de façade. À l’instar du long-métrage, il ne cherche à surjouer un malaise existentiel pourtant viscéral. Certains pourront regretter une mise en scène trop sage pour un sujet aussi tourmenté : ce serait négliger la part de désenchantement qui parcourt le film en lame de fond, par le biais d’une précision scénaristique remarquable.

Car, s’il n’est pas une descente aux enfers directe et brutale, Oslo, 31 août n’en suit pas moins la trajectoire éphémère des feux follets, qui s’élèvent pour quelques secondes au-dessus du sol puis se consument aussi rapidement qu’ils sont apparus. Ici, pas de pathos excessif, pas de scène figurant le trouble intérieur d’Anders, pas d’effet de montage racoleur sur le désarroi du personnage et pourtant, sitôt lancé le générique de fin, affleure une émotion précieuse, car sincère et rare. Deux épithètes qui caractérisent on ne peut mieux le film.


#LBDM10ANS

 




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