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OLD JOY

Deux amis de longue date partent camper le temps d’un week-end. Les deux hommes se retrouvent rapidement confrontés aux différences qui les opposent : l’un est ancré dans la vie adulte, l’autre ne parvient pas à se défaire de la douce insouciance de sa jeunesse.

Critique du film

Il aura fallu pas moins de douze ans à la cinéaste américaine Kelly Reichardt pour nous offrir son deuxième long-métrage après River of Grass. Dans Old Joy, la réalisatrice quitte la Floride et ses Everglades pour ne plus jamais y retourner, au profit d’une région qui deviendra le personnage principal de son œuvre : le Pacifique Nord-Ouest, avec ici une emphase particulière sur l’Oregon.

Cette région est essentielle dans l’histoire américaine, construite autour la Piste de l’Orégon – abordée de manière encore plus frontale dans le bien nommé La Dernière Piste – route empruntée par les pionniers pour parcourir et in fine s’installer dans le Pacifique Nord-Ouest. Les vallées et forêts, lacs et montagnes, déserts et ranchs, emblématiques de cette région, finissent par devenir personnages et théâtres dans l’œuvre de Kelly Reichardt. La cinéaste devient autant historienne que topographe.

Les alentours de Portland, dans l’Oregon contemporain deviennent l’environnement que Mark et Kurt vont traverser. D’une virée entre amis de longue dates perdus de vue par les affres du temps, ils se mettent en chemin d’une source chaude. La randonnée devient une quête de connexion humaine, une quête de sens.

Old Joy

Du spirituel dans l’Amérique

Le road-trip de Mark et Kurt se mue en quête existentielle. Les retrouvailles entre les deux amis sont l’occasion d’une prise de conscience des vies qu’ils ont chacun choisis de mener. Mark est rompu à une vie d’adulte traditionnelle, il vit avec sa femme, son chien, dans une maison pavillonnaire. Kurt, à l’inverse, peine à se remettre de sa précédente relation, à trouver sa voie dans le dédale de la vie d’adulte. Mais le voyage qu’ils font, le temps passé ensemble au diner, à la belle étoile, leur fait atteindre, comme au spectateur, un état de sérénité presque bouddhique.

Au-delà du caractère reposant, la traversée de ces paysages devient un miroir réfléchissant pour les deux hommes. Idée de Kurt, le voyage est l’occasion pour lui de tenter de se reconnecter à Mark, à son passé, une jeunesse révolue où tout semblait plus simple. Mais les conversations le long du trajet ne font que rappeler son incapacité à rentrer dans le moule de la vie d’adulte. A l’inverse, Mark est engourdi par sa vie d’adulte, lui qui est bientôt père. Il ne sourcille aux débats politiques de mauvais augure qui minent son trajet jusqu’à Kurt, et peu aux récits de ce dernier. Il parait tourmenté, et pourtant incapable d’exprimer son désespoir. Pour les deux hommes, la route vers cette source chaude est surtout une quête d’un refuge, d’une échappatoire au présent.

Cette action-même de traverser se retrouve au cœur de l’œuvre de Kelly Reichardt. Pensez à la fuite à travers la Floride de Cozy et Lee dans River of Grass, à Wendy de Wendy & Lucy qui cherche à traverser l’Oregon pour se rendre en Alaska, à la Piste de l’Oregon littéralement parcourue dans La Dernière Piste, aux trajets nocturnes des activistes de Night Moves, aux voitures, trains et chevaux qui peuplent Certaines Femmes, jusqu’à l’arrivée triomphante de la vache qui remonte la rivière sur une embarcation dans First Cow. La simple idée de traverser est une pièce majeure la carrière d’auteure de Kelly Reichardt, mais également un pan essentiel de l’Americana. Le pays s’est construit sur ce mouvement, dont l’Oregon devient ici un mémorial. La traversée n’est pas uniquement émancipatrice chez Kelly Reichardt, y compris dans Old Joy. Ses personnages fuient quelque chose, et finissent coincés. Ils peuvent bien vagabonder comme bon leur semble, ils finissent naturellement captifs des frontières d’un état, d’un pays, d’une philosophie.

Le cinéma de Kelly Reichardt n’est pas simplement celui du Pacifique Nord-Ouest, c’est aussi celui d’une manière singulière de raconter des histoires. La narration des films de la cinéaste se caractérisent par sa lenteur et l’absence de spectaculaire dans ses péripéties. Il semble que rien ne se passe dans les films de la réalisatrice, et rien ne serait plus faux. Old Joy comme le reste de l’œuvre de Reichardt, serait idiot à résumer « point par point », à l’instar du morceau In a Silent Way de Miles Davis ou aux films les plus méditatifs de Terrence Malick. Le cinéma de Kelly Reichardt est sensoriel, jusqu’à l’épidermique. Il passe par l’apparente banalité des intrigues, pour atteindre un essentiel, appuyé par une beauté plastique puissamment colorée et une bande-son apaisante.

Old Joy s’élève de la simple contemplation, par ses plans, son rythme et son montage – que Kelly Reichardt signe également – en créant un nouvel espace de connexion « naturelle » entre les individus. Ce que propose Old Joy, c’est de nous relier, spectateurs et personnages, à notre Nature au détriment de notre Culture. C’est de faire fi des débats politiques prônant l’absence d’alternative qui plombaient Mark par exemple. C’est également, pour nous spectateurs, de ne pas sexualiser la relation, pourtant profondément intime et fusionnelle, entre les deux hommes. Si elle nous apparait amoureuse par leur proximité, elle n’est jamais montrée comme telle.

Old Joy
Cette connexion entre Mark et Kurt que filme Kelly Reichardt, est davantage le témoignage d’une vision révolue, et très probablement utopique, où la Culture n’avait pas encore pris le pas sur la Nature. Cette relation, si proche et aucunement sexualisée, presque grotesque, illustre cette recherche de refuge hors du temps, hors du monde. Cette idée d’une relation humaine immaculée n’est pas une charge contre la modernité. Le basculement entre ces façons de penser le monde s’opère bien avant. La relation entre Mark et Kurt rappelle à bien des égards, celle qui dans First Cow, presque quinze ans plus tard, s’articule entre Cookie et King Lu, où l’arrivée du capitalisme, symbolisé par l’exploitation d’une vache, opère la perte des deux hommes.

Cette vision du monde révolue, bien qu’atteignable dans des sanctuaires, est impossible à fuir. Old Joy est un sanctuaire. Mais pas de ceux qui plongent dans le désespoir. Il est de ceux qui poussent à se demander comment vivre mieux dans le monde structurellement défaillant. Certains vivent l’échappée comme une parenthèse onirique, et retournent ensuite à leur posture initiale, en dépit de toute sa pesanteur. D’autres n’abandonnent pas l’idée de trouver à leur tour une posture qui leur siérait. Il n’y a pas de bonne solution, il n’y a que des individus qui choisissent. Kelly Reichardt est une poétesse de ce désespoir moderne, et signe avec Old Joy son plus beau poème.


De retour au cinéma le 13 octobre 2021


Disponible sur OCS




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