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NOWHERE

Carte blanche est notre rendez-vous pour tous les cinéphiles du web. À nouveau, Le Bleu du Miroir accueille un(e) invité(e) qui se penche sur un grand classique du cinéma, reconnu ou méconnu. Pour cette trente-sixième occurrence, nous avons tendu la plume à Geoffrey Crété, l’autre visage phare de l’indispensable site EcranLarge. Il profite de l’occasion pour mettre en avant un film fauché et fougueux qui a marqué sa jeunesse, Nowhere de Gregg Araki.

Carte Blanche à… Geoffrey C.

Bien avant d’être ce réalisateur cool, en phase avec l’époque et les modes, et adoubé par la critique avec le magnifique Mysterious Skin, Gregg Araki était un des nombreux sales gosses qui arpentaient le cinéma américain indépendant sur la scène des années 90. Sorti de nulle part et nullement accueilli ou attendu par le système, il arrive par sa propre porte : celle du cinéma guerilla, fauché et fougueux.

Rira bien qui Araki le premier

Il assemble ainsi trois films : Three Bewildered People in the Night en 1987, The Long Weekend (O’Despair) en 1989, et The Living End en 1992. Tournés pour des budgets dérisoires, sans autorisation ni envie d’en avoir au fond, ils racontent les mésaventures sexuelles de jeunes gens désenchantés, mi hétéro mi gay, mi heureux mi damnés. La légèreté des débuts laisse place à la violence de la réalité, avec le SIDA au centre de The Living End

Ces trois premiers films sont comme une répétition pour Totally Fucked Up, The Doom Generation et Nowhere, sortis entre 1993 et 1997. Et cette fois, c’est une trilogie assumée : Teen Apocalypse Trilogy. 

Nowhere to run

Titre prophétique qui symbolise tout le nihilisme pop et tragi-comique du cinéaste, Nowhere est une œuvre fondatrice dans la filmographie de Gregg Araki. A tel point que Kaboom sorti en 2010 et la série Now Apocalypse, diffusée en 2019 et annulée après une saison, ont tout d’un lointain écho à ce film, central dans la galaxie Araki. Et qu’une série comme la magnifique Euphoria semble en être un reflet désenchanté.

A priori, rien de neuf au programme : des adolescents habillés comme dans une sitcom, qui naviguent à l’aveugle dans un Los Angeles irréel, où le sexe, l’amour et la violence ne cessent d’entrer en collision, brisant des rêves et des vies. Muse du réalisateur et héros de la trilogie, où il incarne trois versions du héros arakien, James Duval est Dark Smith, qui se tripote dans la douche en pensant aussi bien à sa copine Mel (Rachel True), à un trip BDSM avec Chiara Mastroianni et Debi Mazar, ou à une caresse de l’ange blond Montgomery (Nathan Bexton). 

Dark est en couple avec Mel, mais elle prône la polygamie et la bisexualité avec une fille surnommée Lucifer. Il aimerait finir son film-journal intime, mais bloque sur le montage de toutes ces images de sa vie et ceux qu’ils croisent. Il voudrait aussi comprendre pourquoi il voit un alien-lézard se promener avec un pistolet pour kidnapper des gens dans la Cité des anges. Mais surtout, il aimerait être aimé, et plus jamais seul avec lui-même.

Beverly Hells

Plonger dans Nowhere, c’est prendre un shoot de nineties total et euphorique. Le casting est digne d’une prom night : Kathleen Robertson, Mena Suvari, Ryan Philippe, Heather Graham, Christina Applegate, Scott Caan, Jordan Ladd, et des apparitions de Shannen Doherty, Rose McGowan, Traci Lords, Denise Richards et Stacy Keanan (oui, Dana Foster dans Notre belle-famille). Comme si, avant de se noyer et s’oublier dans le bain hollywoodien, ces futurs gueules plus ou moins cultes de toute une génération avaient été réunies pour une célébration apocalyptique, avant un millénaire tout neuf.

Gregg Araki assemble ce monde comme en réaction à une époque où la télévision reforge les consciences et les corps. La série Beverly Hills est la façade de toute la décennie sur ce petit écran devenu l’autel d’une génération, l’Amérique a adopté cette bande d’adolescents insipides qui incarnent à merveille l’American dream le plus bête et vain, et Nowhere en est le reflet déformé. 

Exactement comme dans The Doom Generation, le réalisateur fait de ses personnages des clowns mi-tristes mi-tragiques, déguisés comme pour parader dans un cirque devenu la triste normalité. Et derrière la farce, il y a bien évidemment le cauchemar, à l’image de Jaason Simmons, acteur kamikaze d’Alerte à Malibu qui joue le rôle d’une star d’Alerte à Malibu. Le beau gosse aux airs de gendre idéal et gravure de mode cache un prédateur qui viole une fan femme-enfant.

Des perruques colorées aux murs de la ville surchargés, en passant par une séance photo de Tarzan et ses Jane tenues par les cheveux comme dans un mauvais porno, et un gang armé habillé comme dans un nanar de SF, le réel a été repeint pour devenir le théâtre grotesque de leurs vies. A chacun de ne pas s’y perdre, et choisir une direction, comme lors de cette partie de cache-cache. 

Tout n’est qu’un amas de signaux qui les saturent, d’une robe qui disparaît dans un papier peint à un banc qui affiche « GOD HELP ME ». Et malgré le telemarketeur qui vend Jésus à la télé, ce n’est pas dieu qui viendra les aider, mais ce lézard de l’espace armé d’un pistolet laser, qui viendra débarrasser le monde de deux futures sorcières de Charmed – Araki, ce visionnaire. 

This is the end

L’adolescence est au minimum la fin d’un monde – celui de l’innocence, de l’insouciance, ou de l’espoir, que Dark trouve littéralement sur une serviette dans une soirée. Nowhere le traite comme jamais, et comme Kaboom n’y arrivera pas des années plus tard. Le nouveau millénaire est proche, et Nowhere est non seulement le feu d’artifice d’une trilogie, mais aussi d’une époque. 

Que ce soit dans l’amour, le sexe, la fragilité, la colère, le désespoir, ou un lien magique entre jumeaux… les personnages sont consumés par des forces incontrôlables, amplifiées par l’univers. Certains se tuent, certains sont détruits, quand d’autres sont résignés. La planète n’explose pas à la fin comme dans Kaboom, mais c’est tout comme. 

« J’aimerais que les choses soient moins tordues et déroutantes », lâche Dark en pleurant presque, à Mel. Et dans le monde d’Araki, la détresse intime est un chaos qui se propage et devient global, fait trembler le monde entier, et transforme la normalité en cirque morbide et grotesque. Et c’est parce que plus rien n’a de sens pour le héros, que le lézard spatial finit par se promener parmi les autres, sans que personne n’en soit choqué. 

Que Dark soit celui qui quémande l’amour et l’attention, et réclame à Mel la fameuse conversation sur leur relation, témoigne de la modernité de Gregg Araki, et de son désir de ne pas copier-coller les stéréotypes masculins et féminins. Il y a dans Nowhere des sommets de tendresse et de violence (même si The Doom Generation reste le pic de ce côté), et c’est au fond une parfaite cartographie de son cinéma.

L’image qui reste le plus dans ce chaos, c’est la fin : celle où Montgomery disparaît dans une éjaculation sanglante qui souille les murs et le cœur de Dark, et donne naissance à un insecte, comme un fils monstrueux de Kafka, Alien et Ed Wood. Derrière la gueule d’angle, un étranger (un alien donc) apparaît, et il quitte le héros comme un coup d’un soir consommé. Comme une ultime déception sentimentale, et un coup fatal. La seule vraie invasion, ce n’est pas celle des extraterrestres reptiliens : c’est celle du désespoir et de la solitude, qui ronge les terriens. Et la seule issue, c’est Nowhere-Nulle part.

Geoffrey C.

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