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NO SUDDEN MOVE

Detroit, 1954. Curt Goyles vient à peine de sortir de prison. Un intermédiaire louche du nom de Jones lui demande de surveiller une famille le temps que le père, cadre chez General Motors, aille chercher un document compromettant. Ce qui devait être une simple histoire de baby-sitting prend une tournure dramatique lorsque Goyles se retrouve suspecté d’avoir participé à un crime organisé à très grande échelle…

CRITIQUE DU FILM

Qu’elle est loin, la retraite annoncée de Steven Soderbergh. No Sudden Move, son sixième film en quatre ans, coche à première vue toutes les cases du genre du Néo-Noir. Anti-héros, MacGuffins, femmes fatales, flingues et contexte gouvernemental délicat : tout passe à la moulinette de l’un des cinéastes aux aspects formels les plus autocratiques. Son dernier né n’échappe à aucune de ses règles, quitte à une fois de plus montrer que ce cinéaste est encore loin d’avoir fait le tour de ses plus grandes obsessions.

Situé à Detroit, berceau de l’automobile encore très industrialisé et prospère dans les années 1950, No Sudden Move ressemble en apparence à tout ce que l’on a pu dire sur l’État du Michigan durant le XXIème siècle. Quelque chose de sémillant existe pourtant en son sein : une fracture esthétique, marquée par le choix du très grand angle d’optiques Kowa Prominar. Un choix de focale, associé à la texture numérique écrasante de détails de la caméra Red Monstro, provoque une inquiétante étrangeté dès l’un des plans du générique d’ouverture : Don Cheadle, filmé en travelling latéral, semblant faire du surplace en raison du grand bâtiment qu’il ne parait jamais dépasser. 

Ce choix d’optique et de caméra a plusieurs raisons. D’une part, cela déforme les perspectives et les visages, crée un malaise spatial qui dépasse la compréhension de l’œil humain. La profondeur de champ souvent très floue et retouchée en post-production amplifie ce sentiment et garantit un inconfort permanent. Dès lors, à la manière des protagonistes, difficile de ressentir les propriétés d’un monde dont on ne comprend réellement l’architecture. Dans un versant moins évident, elle relate le faste d’une intrigue qui dépasse les deux protagonistes et atteint les hautes sphères de différentes multinationales. Les grands bâtiments se déploient à perte de vue, fuient les bordures du cadre quitte à paraître infinis à l’écran. 

TOUTE RÉSISTANCE EST INUTILE

Tout au long du métrage, Curt Goyles (Don Cheadle) et Ronald Russo (Benicio Del Toro) cherchent tant bien que mal à tirer leur épingle du jeu. A l’origine présentés comme personnages principaux, ils se rendent progressivement compte qu’ils ne sont que les pions d’une machination qui les dépasse et dont ils sortiront forcément perdants. La différence notable avec le système de montage le plus identifiable de Soderbergh est que le spectateur peut avoir toutes les cartes en main. Nous avions vu dans des articles précédents le parasitage de la transmission d’informations dans The Informant! et Contagion, mais aussi son exact opposé avec la transparence et la clairvoyance de Let Them All Talk / La grande traversée, où tout se dit et se répète sans artifices dans un vignetage qui nous avait laissé de marbre. No Sudden Move instaure un mouvement plutôt négocié et nuancé, celui où le spectateur est stimulé pour comprendre l’acheminement de l’information et non la finalité ou la réception de l’information.

La mécanique est évidente de prime abord – quiconque a déjà vu un Film Noir devinera sans mal où le film veut en venir – cependant le plus jouissif est de voir comment les personnages s’en rendent compte et tentent de se dépêtrer de l’inéluctabilité. Des femmes vénales, des mafieux retors, des flics borderline et des vieux briscards du crime se croisent dans un ensemble qui peut paraitre fatigué et désuet au vu du casting mais dont les aspects les plus cruels font toujours mouche.

ACTOR’S CITY

Ce n’est pas une nouveauté : au premier comme au second degré, Steven Soderbergh fait en sorte que tous les personnages ont un rôle à jouer, un compagnon à duper. A l’instar de Let Them All Talk avec le personnage de Gemma Chan ou la célèbre trilogie Ocean’s, les histoires qu’on peut se raconter ne trouvent une véracité que lorsqu’elles rencontrent une forte incarnation. No Sudden Move abonde dans ce sens lorsqu’il devient lui aussi la mise en abime hyperconsciente du jeu d’acteur, de manière beaucoup plus coordonnée et sophistiquée. Chacun se voit obligé de mentir et sait qu’il devient une caricature de lui-même ; le but est juste de retarder l’échéance pour assurer sa survie. Par cet intermédiaire, une traversée de porte instaure une nouvelle dynamique, les personnalités changent et les cartes se rabattent. No Sudden Move ne semble parfois parler que de ça, de l’acteur qui se transfigure, de la domination d’autrui par le simple fait du mensonge et du secret à garder. 

Avec cette idée en tête, le personnage du père de famille Wertz, interprété par un David Harbour qui n’a peut-être jamais été aussi bon, doit jongler entre son travail, sa vie de famille et une aventure extra-conjugale avec la secrétaire de son patron. Dénué de toute persona, l’acteur se métamorphose par le biais de redondances spatiales : il fait sa mue selon la pièce dans laquelle il se trouve. Le genre du Néo-Noir est alors détourné, parce que l’intérêt réside ailleurs, dans quelque chose de plus drôle que le sort acté de personnages pas toujours futés mais à la gouaille qui donne un ton plus enjoué et déroutant au projet. Avec un réalisateur aussi inspiré malgré son obsession de tourner le plus vite possible, on ne peut que se dire : vivement la suite.

BANDE-ANNONCE

8 septembre 2021 (Canal+) – De Steven Soderbergh, avec Don CheadleBrendan FraserBenicio Del Toro


Première diffusion inédite sur Canal+



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