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NAYOLA

Avertissement : des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs. Angola. Trois générations de femmes dans une guerre civile qui dure depuis 25 ans : Lelena (la grand-mère), Nayola (la fille) et Yara (la petite-fille). Le passé et le présent s’entrecroisent. Nayola part à la recherche de son mari, qui a disparu au pire moment de la guerre. Des décennies plus tard, le pays est enfin en paix mais Nayola n’est pas revenue. Yara est maintenant devenue une adolescente rebelle et une chanteuse de rap très subversive. Une nuit, un intrus masqué fait irruption dans leur maison, armé d’une machette. Une rencontre qu’elles n’auraient jamais pu imaginer…

Critique du film

On ne sait pas si l’on doit envisager Nayola davantage comme un film sur la guerre ou comme une œuvre sur le lien entre mère et fille, tant les deux sujets sont étroitement liés. Scindé en deux époques distinctes, le récit propose deux points de vue complémentaires sur la guerre civile qui a déchiré l’Angola jusqu’au début des années 2000 : celui d’une femme, Nayola, qui traverse le conflit à la recherche de son mari disparu, et celui de sa fille Yara, situé une quinzaine d’années plus tard, dans un pays désormais en paix, mais en proie au marasme économique, aux tensions sociales et à la répression.

Plutôt que d’expliquer les événements politiques angolais par un simple rapport « cause » et « conséquence », cette division entre deux temporalités ouvre plusieurs pistes de compréhension du récit et montre en premier lieu que le lien filial entre les personnages s’est finalement brisé – la mère n’est jamais revenue de la guerre, et la fille a été élevée en orpheline par sa grand-mère. Ce qui s’est passé au cours des années qui séparent les deux époques constitue ainsi un hors-champ qui rend le périple de Nayola à travers une nation transformée en champ de bataille d’autant plus hypnotisant.

Le long-métrage de José Miguel Ribeiro avance assez mystérieusement, au même rythme heurté que son personnage-titre, la jeune femme déployant cependant toute son énergie physique et mentale pour mener à bien sa recherche. Cette détermination et ce besoin d’avancer continuellement accordent aux séquences se déroulant dans le passé une ligne narrative claire, qui contraste avec les scènes du présent où les personnages, prisonniers de la situation socio-économique de leur pays, sont condamnés à une forme de sur-place. Leur sentiment d’enfermement dans une situation où ils n’ont que peu de choses à attendre du futur, quoique proche d’une certaine vérité psychologique, vient contaminer les séquences elles-mêmes. La partie du récit située dans le présent ne donne pas immédiatement à voir son unité propre et paraît manquer de direction. Il faut attendre peu à peu son entrée en dialogue avec l’autre époque pour que ses aspérités soient révélées : sa manière de montrer comment les caractères des protagonistes sont contraints par l’oppression en place, et son univers visuel qui se distingue de plus en plus nettement du passé.

NAYOLA

Le réalisateur oppose en effet les deux temporalités par l’emploi de deux techniques d’animation différentes, qui renvoient chacune à un horizon esthétique qui lui est propre. Les scènes se déroulant en 1995 sont ainsi représentées en animation plane traditionnelle, tandis que celles prenant place en 2011 ont recours à l’animation numérique : les personnages sont des marionnettes en 3D réalisées sur ordinateur. Outre l’expression de la fracture de la société angolaise causée par la guerre civile, le changement de mode de représentation permet une mise en scène chevillée au plus près des enjeux de chaque partie. L’époque contemporaine, dont l’essentiel de l’action est un long dialogue se déroulant de nuit dans la cuisine de la grand-mère de Yara, se caractérise ainsi par un accent particulier mis sur les mimiques des visages et les gestes ponctuant la discussion. L’expressivité des modèles 3D est mise en valeur, aidée également par un décor unique aux teintes ternes qui n’attire que très peu le regard. Les segments focalisés sur la guerre, au contraire, glissent plus facilement dans le registre de la vision intérieure et du fantasme, en ayant régulièrement recours à des jeux d’ombres et de couleurs vives qui tendent vers une forme d’expressionnisme. Ces compositions, entre la peinture rupestre et le kaléidoscope, possèdent quelque chose de l’ordre du mystique qui évolue au-dessus de la conscience des personnages, tout en se mêlant aux événements traversés et à leur violence.

Nayola ose ainsi dérouler un récit nébuleux, pas toujours clair dans ses intentions – les scènes du présent, en retrait, gagnent en intérêt lors de la conclusion – et avec un goût de la métaphore parfois prononcé, en particulier lors du rituel angoissant qui permet à un personnage de se « purger » de l’expérience de la guerre, en vomissant la destruction, les armes et les horreurs qui ont été accumulées. Cette narration particulière fait peu à peu affleurer le sujet de la mémoire, désormais incontournable dans le vaste paysage de l’animation contemporaine, mais la mise en scène de José Miguel Ribeiro a la particularité de ne pas en faire une thématique évidente et affirmée, mais plutôt diffuse, presque fantomatique. La caractérisation du conflit angolais en est en quelque sorte le témoin : en dehors d’un nom de pays, de deux dates en introduction, puis beaucoup plus tard l’évocation du fait qu’il s’agit d’une guerre d’indépendance, le film reste très peu explicatif sur les événements politiques du pays. Les scènes de violence surgissant sans contexte donnent également à la représentation de la guerre une certaine universalité.

NAYOLA

Les données documentaires, réduites à leur minimum, laissent la tâche de la transmission d’informations au spectateur au champ de l’affect et du somatique, qui naît de la relation passé/présent, et de la force poétique qui accompagne le parcours du personnage principal. Il n’est donc pas anodin que les transitions entre les deux époques soient assurées par le sommeil et les rêves, qui convoquent par reflux des images du lien familial. Un couple accompagné d’un enfant apparaît et disparaît ainsi au gré des métamorphoses de l’image, les corps s’enlaçant, s’allongeant et fusionnant selon les mouvements, exprimant une proximité et un amour perdus dans le monde réel. Ces images mentales très douces s’opposent au caractère parfois cru du long-métrage – l’homme griffé à mort, le travelling à ras du sol lorsqu’un avion descend en rafale sur une foule – et contribue à l’ambiance mystique de l’ensemble.

Ne posant pas un sens unique aux images qu’il convoque, Nayola tisse ainsi son propos au plus près de la psyché des personnages. Plusieurs éléments récurrents, tantôt angoissants, tantôt apaisants, mais laissés sans lecture claire (le masque qui est autant un objet diégétique qu’un élément visuel constitutif de certains visages, la présence du chacal comme animal-totem) participent au caractère énigmatique de l’ensemble. Une interrogation demeure après la fin du film : dans quel œil se situent ces visions, celui des personnages, ou celui du réalisateur et de son spectateur ? Cette question ne trouve pas de réponse unique et pourtant toutes celles qu’on peut lui apporter ont une triste réalité commune : ici et ailleurs, les traumas et douleurs nés de la guerre se ressemblent.

Bande-annonce

8 mars 2023 – De José Miguel Ribeiro, avec les voix de Ciomara Morais, Angelo Torres




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