featured_Cimino-mirage-americain

MICHAEL CIMINO, UN MIRAGE AMÉRICAIN

En avril 2010, Jean-Baptiste Thoret prend la route avec Michael Cimino de Los Angeles au Colorado. « Si vous voulez comprendre mes films, lui avait alors dit le réalisateur de Voyage au bout de l’enfer, vous devez voir les paysages où ils ont été tournés ». Ce road-movie oral et enregistré deviendra d’abord un profil publié dans les Cahiers du Cinéma puis un livre. Dix ans plus tard, Cimino n’est plus mais son fantôme continue de hanter certains replis de l’espace américain.

Tourné au cours de l’hiver 2020, Michael Cimino, un mirage américain repart sur les traces du réalisateur à la recherche de son Ouest, cette Amérique réelle et fantasmée qui a traversé ses films, des espaces grandioses du Montana où il a tourné La Porte du paradis à la communauté de Mingo Junction, Ohio, cette petite ville sidérurgique qui a servi de décor à Voyage au bout de l’enfer

CRITIQUE DU FILM

Sur les traces d’un mythe. Ou plutôt de mythes. Celui d’abord d’un cinéaste culte, omniprésent et invisible à la fois. Puis celui de l’Amérique, celle des grandes plaines, des villes paumées et des rêves brisés. Les deux se mêlent dans ce beau film, le troisième de son auteur après We blew it (2017), portrait (déjà) des États-Unis et de la fin des utopies, et Dario Argento : Soupirs dans un corridor lointain (2019) consacré au Maestro du Giallo. Formidable passeur, historien enragé du cinéma, Jean-Baptiste Thoret revient pour la deuxième fois dans l’actualité en l’espace de quelques mois après son récent et indispensable ouvrage Michael Mann. Mirages du contemporain (Flammarion). Et c’est avec un très beau film, contemplatif, intelligent et d’une grande richesse*.

Avant de s’y plonger, revenons sur sa genèse. Quand, en 2010, Jean-Baptiste Thoret intègre une nouvelle rédaction des Cahiers du cinéma, il propose de faire un long papier sur une grande figure du cinéma. On lui demande à qui il pense. Il cite trois noms : Friedkin, Delon et Cimino. C’est sur ce dernier que le choix se porte mais personne ne sait où il se trouve. Le réalisateur a complètement disparu des radars après son dernier film, The Sunchaser en 1996, et la sortie de son roman Big Jane en 2001. Thoret mène l’enquête. Il a du mal. Il contacte les avocats du cinéaste. L’un d’eux répond et le met sur la piste de Joann Carelli, productrice et collaboratrice de Cimino. Il lui présente son projet qu’elle relaye au réalisateur mais celui-ci se montre réticent. Au bout de dix mois, il accepte finalement une rencontre. Ils se retrouvent dans un restaurant de Los Angeles où Cimino « cuisine » Thoret sur John Ford. Le réalisateur est rassuré par la connaissance encyclopédique de notre compatriote, mais il ne dit rien sur le projet. Cimino le ramène à son hôtel et lui demande quand est-ce qu’ils vont se revoir. Thoret comprend qu’il vient de donner son accord, mais Cimino impose ses règles : la discussion aura lieu en voyageant de la Californie au Colorado. Thoret enregistre leurs échanges. Un livre se fait**. Puis beaucoup plus tard, la possibilité de faire un film arrive. Mais Thoret n’a pas envie d’un banal portrait du réalisateur. Il cherche une voie indirecte et finit par la trouver : partir à la rencontre des figurants du Voyage au bout de l’enfer. Ce sera le point de départ du documentaire.

Plongée dans l’Amérique rurale

Le film démarre à Mingo Junction, un village perdu au fin fond de l’Ohio, à 70 km de Pittsburgh. C’est là que Cimino a posé ses caméras en 1977 pour tourner certaines scènes emblématiques de son Voyage au bout de l’enfer. Thoret donne la parole aux habitants. Il se passe un long moment avant que le film ne soit abordé. Il est surtout question de l’aciérie, qui a fermé ses portes, et des conséquences dramatiques que cela a eu sur la ville. Puis, quand le film est évoqué, c’est pour montrer l’empreinte indélébile qu’il a laissée dans la mémoire de ceux qui ont assisté à son tournage ou qui y ont participé. Pour ces locaux, il représente une sorte d’âge d’or : à la fois leur jeunesse mais aussi une période où on travaillait dur et où la communauté était plus soudée. Ils sont unanimes : Cimino a réussi à dresser un portrait réaliste et fidèle de leur communauté.

Cimino mirage américain

De cinéma, il est plus spécifiquement question dans le reste du film qui entremêle des entretiens récents (James Toback, Oliver Stone, John Savage, Quentin Tarantino) avec de magnifiques plans de paysages et de routes qui s’étendent à l’infini et accompagnent la voix d’outre-tombe de Cimino (mystérieusement décédé en 2016). Les tournages et la réception du Canardeur (1974), La Porte du paradis (1980), Le Sicilien (1987), et The Sunchaser (1996) sont évoqués, parfois brièvement. Thoret ne s’attarde pas sur les différents films mais plutôt sur les inspirations du cinéaste et ses obsessions : John Ford, d’évidence, Peckinpah et Visconti, mais aussi Frank Lloyd Wright, l’architecte dont il a essayé de faire le sujet de son deuxième film, sans succès***.

Archéologie du regard

Thoret s’éloigne de la forme hagiographique habituelle des documentaires sur les réalisateurs, dans lesquels la flatterie est la règle. Il évoque plutôt le monde du cinéaste en débusquant dans le présent les signes de son cinéma, il épouse son regard. C’est une archéologie du regard mais aussi de l’oreille. On gardera longtemps en mémoire une scène admirable dans laquelle Thoret fait écouter la magnifique BO composée par Stanley Myers pour Deer Hunter à John Savage : filmé chez lui en Californie, l’acteur déambule devant la caméra, laissant toutes les émotions liées au film remonter à la surface et s’imprimer sur son visage et dans son regard, un grand moment.

En bon historien, Thoret en profite pour lutter contre quelques idées reçues, notamment celle selon laquelle Heaven’s Gate aurait brisé la carrière du cinéaste et aurait tari son inspiration. Ou celles prétextant que Deer Hunter serait un film sur le Vietnam et qu’il aurait à lui tout seul mis un terme au Nouvel Hollywood. Cimino ne sort d’ailleurs pas toujours grandi de l’exercice : d’aucuns pointent sa mégalomanie, son perfectionnisme outrancier. Mais aussi sa farouche indépendance. C’était un idéaliste dont le sens critique n’a jamais été compris ni accepté par son pays, peu versé dans la réflexion.

Reste une question : pourquoi n’a-t-il pas tourné pendant les vingt dernières années de sa vie ? Le mystère reste entier, mais une chose est sûre : Cimino n’a pas voulu s’adapter à son époque. Il a toujours été anachronique, n’a jamais voulu se fondre dans le moule.

Au final, Michael Cimino, un mirage américain restitue la parole précieuse d’un cinéaste omniprésent par l’empreinte qu’il a laissée sur le cinéma mondial, et invisible tel un spectre dont on devine la présence derrière ces montagnes et ces routes qu’il aimait tant filmer. Un beau mirage.

Bande-annonce

19 janvier 2021De Jean-Baptiste Thoret, avec John SavageTommy FitzgeraldJames Toback


* Une version courte du documentaire a été diffusée sur Arte en mai 2021 sous le titre Michael Cimino, God Bless America.
** Michael Cimino. Les voix perdues de l’Amérique, sorti en 2013, maintenant épuisé sauf en Ebook.
*** La liste des projets non réalisés de Cimino est plus longue que celle de ses films sur la page Wikipedia anglaise du réalisateur.



%d blogueurs aiment cette page :