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MEMENTO

Leonard Shelby ne porte que des costumes de grands couturiers et ne se déplace qu’au volant de sa Jaguar. En revanche, il habite dans des motels miteux et règle ses notes avec d’épaisses liasses de billets. Leonard n’a qu’une idée en tête : traquer l’homme qui a violé et assassiné sa femme afin de se venger. Sa recherche du meurtrier est rendue plus difficile par le fait qu’il souffre d’une forme rare et incurable d’amnésie. Bien qu’il puisse se souvenir de détails de son passé, il est incapable de savoir ce qu’il a fait dans le quart d’heure précédent, où il se trouve, où il va et pourquoi. Pour ne jamais perdre son objectif de vue, il a structuré sa vie à l’aide de fiches, de notes, de photos, de tatouages sur le corps. C’est ce qui l’aide à garder contact avec sa mission, à retenir les informations et à garder une trace, une notion de l’espace et du temps.

À l’envers, à l’endroit.

Avant Hans Zimmer, ses gros à-plats sonores et ses crispants accompagnements mécaniques, il y a David Julyan. Un homme de cordes, de moments, de bandes inquiétantes qui accompagnent à merveille les atmosphères éthérées d’un Christopher Nolan encore loin de sa stature actuelle et des prétentions de ses discours. De Following à Le Prestige, Julyan accompagne le réalisateur sur ses premières campagnes. C’est lui qui a le privilège d’ouvrir sur quelques uns de ses longs accords d’une douceur inquiétante, un Memento qui n’aura de cesse de jouer avec le temps.

Après visionnage, après les moult débats et schémas glanés ça et là sur internet, on pourrait presque oublier, comble du comble, la manière dont s’ouvre Memento : comme un thriller pur et simple. Un polaroid sur un meurtre sinistre, triste, un exécuté éclaté sur un coin de mur dégueulasse dans un bâtiment abandonné au large d’une banlieue anonyme. À l’évidence, un de ces meurtres anonymes qui n’émeuvent personne, qui ne mettent en branle aucune vendetta, qui tombent dans l’oubli le plus profond. Sauf peut-être celle d’un homme dont l’oubli devient le seul royaume sur lequel il puisse régner : Leonard Shelby.

Only for revenge

Avant tout, en y déchirant les lectures cinématographiques et en faisant fi de l’art, Memento est une inversion du rythme de causalité. Chronologiquement, on y découvre un homme, Leonard ou “Lenny” (Guy Pearce, blond platine et charisme aimanté), commettre un meurtre. La conséquence est là. Inéluctable. Froide. À tous de remonter jusqu’aux causes. Non seulement du meurtre, mais également des raisons de vivre d’un homme dont la maladie, celle d’une amnésie redondante à court terme, rend son monde dépendant de notes, photos et tatouages. Et si ce qui est gravé dans le marbre devient éternel, rien ne prouve que l’éternel équivaut à la vérité. Dans cette incertitude absolue, Nolan place ses pions comme il l’entend sur l’échiquier de son scénario, élaboré comme à la grande époque avec son frère, Jonathan. Ses pions bondissent entre le blanc – la certitude, la vérité, l’acquis, et le noir – l’instinct, le mensonge, l’absolu.

Après son accident, Lenny vit le monde à fleur de peau. Soustrait du contexte de ses actions, il ne peut plus distinguer le vrai du faux, le prophète du judas, l’instinct de la construction, et bientôt le bien du mal. Le mal, justement, les frères Nolan se font un malin plaisir de le faire traverser les personnages comme un virus que l’on se transmet. Contrairement à It Follows, il ne se transmet pas par le sexe mais par la vengeance. Différentes origines pour un même effet : celui d’une malédiction, insensible au feu, aux armes, aux coups. La seule manière de s’en débarrasser, c’est bien de la laisser nous consumer jusqu’au bout, de s’y abandonner, comme Lenny s’y abandonne progressivement dans les séquences en noir et blanc, construisant sa vérité du moment, devenant l’incarnation des Nolan à l’écran dans un quasi making-of documentaire, objectif, strictement informatif. Jusqu’à trouver la boucle infinie : celle de se créer de nouvelles identités, pour transformer la malédiction en elixir d’immortalité.

Humain après tout

Avant de s’enfoncer inutilement dans un décryptage de la structure de Memento, par ailleurs pas si complexe qu’un premier visionnage pourrait le laisser entendre (on est tout de même loin des équations dantesques d’un Shane Carruth), le film doit plutôt s’entendre par la signification de sa structure. C’est précisément là où le montage alternatif, signe distinctif de Memento face à l’absolu, se transforme de procédé de forme à nécessité de fond. Lenny devient le scénariste de sa vie. Ce faisant, il construit ses actions futures. Loin d’être une vaine tentative de devenir son propre Dieu, Lenny, faible et manipulable face au monde, découvre que le seul moyen d’échapper aux mensonges des autres est de construire le sien. Fabriquer l’illusion qui légitimera tous les autres mensonges comme unique manière de construire sa destinée. L’écrire sur soi. Devenir l’incarnation vivante du tableau en liège de l’écrivain, utiliser son bras, sa poitrine, son cul et sa cuisse comme post-it. Choisir des termes juste assez larges pour croire à la solution unique d’un puzzle, quand on sème en réalité des pièces de Lego interchangeables. Assembler les blocs, prendre le résultat en polaroid, exploser le tout contre un coin de mur dégueulasse dans un bâtiment abandonné au large d’une banlieue anonyme. Regarder les pièces. Oublier. Recommencer.

Avec 17 ans de recul, on retrouve dans Memento des thèmes récurrents de la filmographie de Nolan. Le rapport au temps et la revanche face à la mort de l’être aimé comme vecteur d’action, inévitablement. Pour autant, Memento est peut être l’oeuvre la plus complète de Nolan, précisément parce qu’elle contient un élément qui s’efface progressivement à mesure que Nolan avance dans la chronologie linéaire, pour le coup, de sa filmographie : l’élément humain. Tout dans le long-métrage, des personnages au scénario, est exposé aux failles, à l’imparfait, aux erreurs. Il laisse notamment un espace inédit à Guy Pearce pour improviser ses lignes en voix-off, amenant un contre-ton inédit d’humour noir, s’autorise même quelques pointes d’humour situationnelles – et même un calembour biblique, c’est dire ! Surtout, Nolan, peut-être pour l’une des dernières franches fois avec Insomnia, accepte de ne rien voir d’autre qu’une étendue de rien lorsque le spectateur ferme les yeux.

Du monochrome à la couleur, il n’y a plus qu’un passage de témoin d’une course en relais avec soi-même. Le parcours est certes cyclique, mais le chrono ne sera jamais le même, les foulées, les empreintes, toujours nouvelles. La réussite finale de Memento est de se débarrasser de sa coquille de “simple” thriller en évacuant dans son dénouement les questions puériles de vérité et de mensonge, vers une représentation fascinante de la construction et du pouvoir de la fiction. Avant la fiction, Memento traite d’un tueur en série déshumanisé. Après elle, le film devient le conte d’une quête de sens. La diabolique séduction du mensonge opère dès lors qu’on ne permet jamais à la vérité de s’opposer à une belle histoire.




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