Mahjong

MAHJONG

Carte blanche est notre rendez-vous pour tous les cinéphiles du web. Une fois de plus, Le Bleu du Miroir accueille un(e) invité(e) qui se penche sur un thème cinématographique ou audiovisuel qui lui est cher. Pour cette cinquantième et unième édition, c’est au tour de Justin Kwedi de nous faire le plaisir de s’épancher sur un film et un réalisateur qu’il affectionne particulièrement. Journaliste et critique, notamment pour La Septième Obsession et le site East Asia, Justin avait envie d’analyser Mahjong, et par son entremise Edward Yang, grand cinéaste taïwanais qui, avec Hou Hsiao Hsien, a changé le visage du cinéma d’extrême Orient, et bien au delà.

LUMIERE SUR TAIPEI

Edward Yang fut dès ses débuts un des fers de lance au sein de l’énergie et la ferveur créatrice de la Nouvelle Vague taïwanaise. Le mouvement trouvait notamment son moteur à travers la collaboration entre Edward Yang et Hou Hsiao-Hsien qui coécrivaient leurs films respectifs, partageaient collaborateurs techniques et parfois jouaient l’un chez l’autre (Hou Hsiao-Hsien dans ce Taipei Story, Edward Yang dans Un été chez grand-père (1984)). Cependant quand le contexte politique et social de Taïwan s’inscrit en pointillé dans les premiers films de Hou Hsiao-Hsien (plutôt autobiographiques et inscrits dans un passé nostalgique), il est au cœur de tout le cinéma d’Edward Yang.

Chaque film du réalisateur (exception faite de A Brighter Summer Day (1991) pas de côté a qui en montre les prémisses) scrute donc l’escalade de Taïwan, et plus précisément de la ville de Taipei, vers une modernité aliénante et déshumanisée. Taipei Story (1985) dépeint la lente désagrégation d’un couple, avec en toile de fond une mutation sociale et urbaine. Elle (Tsai Chin) cherche à s’inscrire dans cette modernité et nourrit de grande ambition quand lui (Hou Hsiao-Hsien) restent rattachés à ses habitudes et une certaine forme de tradition patriarcale. Edward Yang parallèle la solitude urbaine et intime, où le regard des personnages se perd dans l’observation du paysage changeant de Taipei, tandis que les scènes intimes du couple façonnent un dispositif formel qui les éloigne malgré la proximité physique.

Taipei Story
Si Taipei Story se situe dans un entre-deux vers cette modernité à travers les hésitations des personnages, The Terrorizers (1986) évoque les conséquences de cette transformation sur les individus. L’égoïsme et l’ambition deviennent prégnants pour des personnages dont le mal-être est initialement introduit comme existentiel, avant de se révéler uniquement mû par une soif de célébrité et reconnaissance. Une romancière usant de son entourage pour nourrir sa fiction et délaissant son époux falot le succès venu, un photographe bohème retournant à son milieu bourgeois à la première difficulté, et une jeune marginale s’enivrant de larcins où elle séduit et détrousse des hommes riches, l’individualisme endosse tous les visages, genres et milieux sociaux. Les leitmotivs formels qui amenaient encore une forme d’émotion dans Taipei Story soulignent désormais cette froideur, que ce soit cette distance qui se crée entre les individus dans les espaces intimes, où cette disparition justement du soi dans les vecteurs et cadres célébrant cette modernité comme la télévision, les centre commerciaux. Dans A Confucian Confusion (1994), la transformation a eu lieu, Taiwan et le dilemme des personnages n’est plus le choix ou le refus de cette modernité mais plutôt de souscrire pleinement ou pas à son cynisme.

C’est à ce stade le film plus frénétique, outrancier et burlesque d’Edward Yang où le rythme et le ton endossent le détachement et l’urgence du monde des affaires au centre du récit. On retrouve certaines situations des précédents films (des fiancés à la relation fragile, un auteur à succès égoïste) mais désormais uniquement à l’aune de leur nature égocentrique et caractérielle, où tout interaction à l’autre repose sur ce que l’on pourrait en obtenir. Ce film aurait pu laisser croire qu’un Edward Yang désabusé en était arrivé au dernier stade de son observation et pouvait en finir sur cette note à la fois rigolarde et nihiliste, mais Mahjong (1996) en reprenant cette frénésie urbaine et ces figures désabusées du côté des bas-fonds de Taipei, fait montre d’un optimisme que l’on n’espérait plus.

Le film ajoute aux précédents éléments le point de vue de protagonistes occidentaux, où comme pour les locaux Taipei exprime une aspiration romantique ou purement pécuniaire selon ce que l’on est venu y chercher. Une des premières scènes qui réunit tous les personnages dans le cadre d’un bar observe un monde qui ne se définit que par un rapport de force sous-jacent. Du groupe de petites frappes menées par Red Fish (Tang Congsheng) aux nouveaux riches occidentaux Marcus (Nick Erickson) et Ginger (Diana Dupuis), toute une partie des personnages « dominants » naviguent entre différents business plus ou moins légaux qui visent à exploiter et manipuler leurs congénères. La jeune française Marthe (Virginie Ledoyen) est venir poursuivre sa romance avec Marcus qui l’a abandonnée en Europe, ce dernier est en affaire avec Allison (Shin-hui Chen) dont il compte sur la participation dans ses affaires et celle-ci va se trouver la proie de Hongkong (Chang Chen) acolyte gigolo de Red Fish. La figure de l’étranger pose donc les deux versants de la logique qui agite cette jungle de Taipei, celle du dominant sans scrupule à travers Marcus et celle du dominé avec Marthe qui trouve dans la bande de Red Fish (mais aussi Ginger visant à la prostituer) des bienfaiteurs intéressés.

Mahjong
L’intrigue confronte ainsi les personnages à leurs contradictions avec comme fil rouge les créanciers du père de Red Fish cherchant à le retrouver en filant le fils. Red Fish élevé par un père absent, coureur et joueur invétéré, inculque les mêmes notions cyniques à son groupe d’amis mais dans une dimension glaciale où se refuse tout hédonisme. Ainsi lorsque Hongkong arrive à ses fins avec Allison, elle perd tout intérêt à ses yeux, il atteint le point sensible où il peut la manipuler et jeter en pâture à ses amis voulant aussi coucher avec elle. Le personnage de Luen-Luen (Lawrence Ko) est fondamental dans ce cadre. Sa maîtrise de l’anglais en fait le traducteur du groupe d’amis, mais le fait de débuter aussi dans ce monde d’arnaque en fait une figure intermédiaire, dont les larcins mineurs en font un observateur plus qu’un acteur. Tout en suivant ses acolytes, il a ainsi un certain recul et des scrupules notamment par le lien amical (et amoureux sous-jacent) qu’il noue avec l’étrangère Marthe.

Edward Yang travaille formellement cette notion de dominant/dominé par la gestion de l’espace. Le personnage dominé évolue dans l’espace au gré de la volonté du ou des dominants, à la manière d’Allison balloté dans l’appartement après sa nuit avec Hongkong. Son amant l’abandonne à ses amis qui l’intimident, avancent vers elle et l’entravent symboliquement dans les recoins refermés de la pièce. Yang use d’ailleurs du motif de l’encadrement de porte pour signifier la cage où se trouvent les dominés. C’est explicite avec Allison, et sous-entendus pour Marthe qui se retrouve prisonnière selon une même composition de plan dans cet encadrement de porte, mais sans le savoir puisqu’elle voit Red Fish et sa bande comme ses bienfaiteurs. Ce dispositif s’étend dans d’autres espaces, notamment celui d’un salon de coiffure où Red Fish épie de loin Angela (Carrie Ng) l’ancienne maîtresse qu’il soupçonne d’avoir ruiné son père. Les rapports plus troubles et conflictuels bousculent ces certitudes visuelles comme lorsque Red Fish, retrouve son père (Kuo-Chu Chang) qui se trouve longtemps hors champ durant leur conversation. Sa déchéance de dominant le montre affalé au sol, sans pour autant l’enfermer comme un dominé tandis que son fils s’agite face à lui.

Edward Yang évite cependant de se montrer froidement schématique et nous fait progressivement comprendre que cette position ne dépend que de nous, et que l’on peut s’affranchir de ce modèle de société carnassier. Amoureuse éperdue, Marthe semble prête à s’avilir en connaissance de cause, avant que Luen-Luen ne lui fasse entendre raison. C’est son amour pour elle qui l’empêche de céder à la froideur de ses acolytes, quand c’est au contraire une passion malade qui pourrait faire sombrer Marthe. Edward Yang fait d’ailleurs basculer l’usage de ce leitmotiv de l’encadrement de porte à travers leur couple en construction, le plan revenant lorsque Luen-Luen prisonnier (dans le sens positif du terme cette fois) de son amour pour Marthe vient lui apporter des vivres dans sa chambre et qu’un plan fixe le capture dans cet effet portail. Le travail sur la couleur joue aussi sur la teneur des émotions, le bleu travaillant une forme de confiance, sincérité et au final amour (Marthe qui revient en arrière rejoindre Luen-Luen, les retrouvailles finales) tandis que le rouge teinte la jungle ambiance et sa folie (les éclairages criards du bar de début de film, la crise de folie de Red Fish sous les lueurs rouge des éclairages extérieurs de la pièce).

Mahjong
Cette idéologie dominant/dominé ne s’applique donc, que l’on soit victime ou bourreau, qu’à ceux qui veulent bien y céder. Edward Yang s’affranchit de la simplicité d’une lecture machiste en montrant Hongkong jusque-là si désinvolte avec la gent féminine être à son tour le jouet sexuel d’un groupe de femmes, non pas dans une notion de genre mais de statut social. Elles s’amusent et se jouent de lui sans que Yang use des effets de cadrage précédemment évoqués, ces artifices ne s’appliquent qu’aux pauvres qui veulent s’élever et masquer leur manipulation. Là c’est dans un plan d’ensemble que Hongkong est écrasé, humilié et dominé par un groupe de femmes d’affaires hilares. Red Fish comme Hongkong sont de faux dominants dont les circonstances vont faire perdre les repères jusqu’à perdre la raison.

La magnifique conclusion romantique réunit donc enfin les deux protagonistes qui auront résistés aux tentations d’un système pour se rapprocher. La dernière scène est une merveille de candeur après toute la noirceur qui a précédé et conclut le film dans un baiser maladroit et longtemps attendu, dans un fondu au noir sur fond du brouhaha urbain de Taipei. Après les tourments, l’égoïsme et le chaos vient donc la lumière qui nous prépare à la magie de Yi Yi (2000) où passé et présent de Taipei peuvent enfin harmonieusement cohabiter.

Justin Kwedi

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