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MADEMOISELLE

Corée. Années 30, pendant la colonisation japonaise. Une jeune femme (Sookee) est engagée comme servante d’une riche nippone (Hideko), vivant recluse dans un immense manoir sous la coupe d’un oncle tyrannique. Mais Sookee a un secret : avec l’aide d’un escroc se faisant passer pour un comte japonais, ils en ont après la fortune d’Hideko.

CRITIQUE DU FILM

Après une excursion américaine peu envoûtante (Stoker, 2013), Park Chan-wook retourne de l’autre côté du Pacifique avec Mademoiselle et rassure : non, il ne s’est pas égaré à Hollywood. Mieux encore, il semble avoir atteint une maturité inespérée. Son ingéniosité est partout. Elle est dans les plans larges qui nous plongent au cœur d’un somptueux manoir rempli de perversité. Elle est dans les rebondissements perpétuels de cette fable érotique. Elle est dans cette mise en scène brillante d’inventivité.

Park Chan-wook s’éloigne de l’ultra-violence qui le caractérisait jusqu’ici (également écartée dans Decision to leave). Le cinéaste mélange les genres et passe de la fiction historique au récit charnel avant de s’enfoncer dans le thriller, sans oublier d’y apporter une dose d’humour frôlant l’absurdité. Porté par la photographie de Chung Chung-Hoon et la musique de Jo Yeong-wook, Mademoiselle ensorcelle dès les premières minutes. Difficile de ne pas succomber au charme de ces décors inspirés d’estampes japonaises. Le manoir anglo-japonais, qui semble cacher un effroyable secret, frappe par sa grandeur et son architecture labyrinthique : comme la servante Sookee, le spectateur s’y perd et s’en méfie. Comme mademoiselle Hideko, il s’y sent piégé.

Librement inspiré du roman Du bout des doigts de Sarah Waters, Mademoiselle laisse de côté l’Angleterre de l’époque victorienne dépeinte dans l’ouvrage et déplace son intrigue en Corée, dans les années 1930, en pleine colonisation nippone. Un choix qui permet au réalisateur de développer les trois éléments principaux de son récit : il dénonce les fortes inégalités de son pays, expose les tensions toujours présentes entre la Corée du Sud le pays du soleil levant et expose la malice des hommes en constante recherche de domination. Toutes ces thématiques sont permises grâce à la dualité de ses quatre protagonistes : deux sont d’origine modeste, deux sont absurdement riches. Deux sont des hommes, deux sont des femmes. Deux sont japonais, deux sont coréens. Mais au-delà de son propos politique fort, Mademoiselle surprend par son histoire décousue à la cohérence admirable.

ÉCHEC ET MACHISME

En 2003, avec Oldboy, Park Chan-wook se révélait au monde entier avec un plot-twist macabre devenu culte. Treize ans plus tard, Mademoiselle séduit grâce à son élégance suave et l’orchestration de sa structure narrative remarquablement ficelée. Un gigantesque échiquier dans lequel les pions et les joueurs se confondent. Chaque interaction en cache une autre qui nous est révélée plus tard. Dès que l’intrigue se dévoile, il s’empresse d’y rajouter un nouvel élément qui rebat les cartes, comme s’il avait caché certaines pièces d’un puzzle à reconstituer. Park Chan-wook dicte son œuvre avec une maîtrise remarquable et ne laisse rien au hasard.

Le long-métrage est divisé en trois actes, trois points de vue qui nous permettent de recoller les morceaux. La première partie est magnifiée par la deuxième, elle-même sublimée par la dernière. Ce chassé-croisé enivrant puise sa force dans ses protagonistes merveilleusement interprétés. Kim Tae-ri (Sookee) et Kim Min-hee (Hideko) éblouissent l’écran de leur talent, sans éclipser Ha Jeong-woo (le comte Fujiwara). Tour à tour, chaque personnage donne l’impression d’avoir toutes les cartes en main pour remporter ce jeu de dupes, avant d’être victime de la cruauté des autres. 

Seul l’oncle Kouzuki, interprété par le génial Jo Jin-woong, fait figure d’exception. Présenté comme une abominable figure dominatrice, le maître des lieux glace le sang à chacune de ses apparitions. Rarement un personnage n’a été aussi diabolique à l’écran. Un ogre cupide prêt à jeter sa nièce en pâture à l’infamie des hommes. Chose possible uniquement grâce au cinquième personnage du film : le manoir, voué à emprisonner ces femmes en quête de liberté et à les soumettre aux plus immondes des désirs masculins. Un dédale dont les entrailles renferment les infâmes pratiques de son propriétaire à la noirceur outrancière.

LIBERTÉ, JE CRIE TON NOM

Et au centre de ce lieu de perversion infinie, la liberté. Les appartements d’Hideko rejettent la malveillance des hommes et permettent aux deux héroïnes d’enfin s’épanouir. Derrière ces rideaux de soie, pas de lecture pornographique à une horde d’hommes à la misère sexuelle pathétique. Pas d’obligation de se taire et d’écouter leurs obscénités. Dans cette pièce à l’ambiance feutrée, tout n’est que grâce, élégance et volupté. Seule compte l’émancipation et la mise à nue – littérale – de ces deux femmes dont les désirs ont toujours été dictés par les hommes.

Park Chan-wook invite le spectateur dans l’intimité de ces deux hypnotisantes protagonistes, en plaçant la caméra au milieu de leur idylle. En utilisant des plans serrés pour mettre en avant la peau de ses protagonistes, leurs sourires, les gouttes d’eau qui perlent sur leur visage, le cinéaste donne à son film une lasciveté indescriptible. Les relations sexuelles sont fortes, torrides. Le réalisateur cherche à filmer le regard pétillant des deux femmes qui, au travers de la découverte de l’autre, trouvent enfin l’harmonie tant recherchée. La prise de conscience d’Hideko et son affranchissement de la domination masculine, en plein ébat, est pleinement identifiable : en résulte une scène débordante de sensualité.

Mademoiselle met la pudeur de côté pour se concentrer sur un jeu de manipulation diabolique. Les complots se multiplient dans chacune des pièces du manoir, dans sa librairie morbide, dans son sous-sol abominable, dans sa chambre impénétrable. Park Chan-wook se place en seigneur, marionnettiste détenteur du destin de ce quatuor mesquin. Il accentue ses défauts, admet son voyeurisme pour le tourner à son avantage, pousse le jeu de dupes à son paroxysme, redéfinit une nouvelle fois la notion de rebondissement. Puis, après deux heures vingt-quatre au milieu de pétales rose, d’encre noire et de sang écarlate, le bleu nuit à perte de vue, symbole de liberté infinie. Park Chan-wook nous laisse seuls face à la mer, illuminée du clair de lune, et nous berce au son des grelots des boules de geisha.


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