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LES AVENTURES DU PRINCE AHMED

Le jeune prince Ahmed tombe amoureux de la ravissante Princesse Pari Banu. Pour l’épouser, il devra affronter son rival, le Mage Africain et s’allier avec la Sorcière dans le pays lointain des Esprits de Wak-Wak. La Mage Africain qui a capturé également la soeur d’Ahmed, la Princesse Dinarsade, pour la vendre à l’Empereur de Chine sera renversé grâce à l’aide d’Aladin et de sa lampe merveilleuse.

Critique du film

Le caractère extraordinaire du film de Lotte Reiniger commence avec les données factuelles qui l’entourent. Les Aventures du Prince Ahmed, le plus ancien long-métrage d’animation encore conservé aujourd’hui, est réalisé patiemment entre 1923 et 1926, à une époque où les techniques d’animation ne sont plus tellement balbutiantes, mais pas encore organisées et réparties entre différents acteurs au sein d’un système de production bien défini – à l’exception peut-être des États-Unis, qui sont déjà les rois de l’image animée avec leur cartoon au format court. Que penser, dès lors, de cette ambition, née au milieu d’une production européenne assez dispersée, d’aller à contre-courant des habitudes d’animation les plus installées en prolongeant le format pour le rapprocher du cinéma traditionnel dominant ? Le mastodonte Disney, de son côté, ne partira à la conquête du long-métrage que dix ans plus tard.

Lotte Reiniger pouvait toutefois compter sur son entourage pour mener à bien son entreprise. En plus de l’appui de son mari Carl Koch, la réalisatrice a bénéficié de la collaboration avec Berthold Bartosh, issu du domaine de la gravure, et Walter Ruttman, qui explorait à la même période la voie de l’animation abstraite et qui réalisera en 1927 Berlin, symphonie d’une grande ville. L’œuvre de Reiniger, bien que hautement personnelle, a ainsi bénéficié de l’influence de ce microcosme d’intellectuels allemands œuvrant dans le milieu du cinéma et des arts graphiques, et c’est peut-être ce qui a transformé son projet en météore. Les Aventures du Prince Ahmed franchit aisément les barrières, autant dans sa trajectoire poétique que du point de vue de la technique. D’une part, se plaçant à la frontière entre un dispositif et un autre, l’œuvre de Reiniger épouse la tradition pré-cinématographique du théâtre d’ombres et propose une synthèse de ce moyen d’expression qui ouvre en même temps le futur du cinéma d’animation, en le faisant rentrer dans le format institutionnel du long-métrage de fiction. D’autre part, le film embrasse pleinement la tentation de l’orientalisme, il s’y jette à corps perdu afin de célébrer les mythes et les héros exotiques, en constatant avec sagesse et sincérité que tous les contes et légendes classiques s’articulent de la même manière.

Les aventures du Prince Ahmed

Comme tous les grands films d’animation, Les Aventures du Prince Ahmed paraît hors du temps : il est difficile de l’ancrer dans une période précise du cinéma, bien que son âge soit légèrement trahi par les quelques défauts de la restauration qui n’a malheureusement pas pu être réalisée à partir des négatifs originaux. Les plus cinéphiles décèleront peut-être l’influence des péplums et des grands films d’aventures des années 1910 et 1920, qui réunissaient des milliers de figurants devant des palais somptueux, et plus particulièrement celle du Voleur de Bagdad de Raoul Walsh, sorti en 1924, dont le goût certain pour l’action et l’imaginaire a certainement inspiré Reiniger. La réalisatrice allemande brille toutefois par son habilité à s’emparer du dispositif technique de son époque : les contraintes du cinéma muet – absence de son direct et couleur présente uniquement par teintage de la pellicule – se conjuguent si bien avec l’animation de silhouettes silencieuses qu’elles ne sont jamais mises en évidence au cours du film, où tout semble aller de soi. Cette « datation impossible » de l’œuvre devient ainsi son premier et son meilleur atout, et ouvre un espace-temps idéal pour déployer un conte fantastique issu d’un pays lointain.

La seconde qualité des Aventures du Prince Ahmed est sa tension perpétuelle entre figuration et abstraction. L’incarnation des personnages par leur ombre figure à la fois leur présence, par l’immédiateté de leurs mouvements, mais aussi leur absence, puisqu’ils ne sont représentés que par une projection, une trace d’eux-mêmes. Le processus réduction opérée par l’approche esthétique du film se retrouve également dans traitement de l’espace au sein du plan. À l’exception d’une chauve-souris qui traverse une scène pour disparaître dans le fond de l’image, tous les personnages évoluent sur un même plan en deux dimensions, au seuil de l’écran. Les paysages et les décors sont incarnés par quelques lignes simples qui dessinent un bâtiment ou ferment la ligne d’horizon, servant le plus souvent à ouvrir l’esprit du spectateur. La simplicité des couleurs, aplats changeant d’une scène à l’autre, laisse également place à l’imagination, tout en habillant les différentes séquences par la chaleur qu’elle suggère (le jaune de la capitale et du désert) ou non (le bleu de la grotte humide et du lac isolé). Avec un nombre de teintes assez réduit – il doit y en avoir quatre ou cinq différentes au total –, le film trouve de multiples applications et varie facilement les ambiances – de l’acte de bravoure à la contemplation mystique, en passant par un moment de pudeur et d’érotisme.

En cela, le long-métrage de Reiniger démontre bien l’idée au fondement de toutes les productions animées : les choix esthétiques en animation, en termes de matériaux utilisés, de dispositif et de politique du mouvement, constituent en eux-mêmes un acte créateur de fiction et conditionnent ses possibilités de représentations. La question qui s’impose, dès lors, n’est pas « pourquoi cet héritage de la pantomime et du théâtre d’ombre ? », ni « pourquoi le choix de telle couleur à tel moment ? », mais bien, au sens large, la question de l’Art elle-même : dans quelle mesure les restrictions que Lotte Reiniger a elle-même choisies lui laissent-elles une marge de manœuvre pour naviguer poétiquement au milieu de son récit d’aventures exotique ?

Une réponse se trouve dans le domaine du détail et du signe. Il faut voir la minutie avec laquelle les personnages sont animés, qui les caractérise bien au-delà de leur rôle archétypal au sein du récit. Reiniger leur offre le mouvement avec un amour particulier, différent pour chacun des protagonistes : les mouvements hypnotiques des mains du magicien n’appartiennent qu’à lui, tout comme les postures timides à Pari Banu. Néanmoins, les silhouettes ont toutes en commun leurs courbes délicates, et une gestuelle très théâtrale qui doit évoquer à la fois le drame et les sentiments – nous sommes, après tout, encore dans la grammaire du cinéma muet. Rien n’est finalement plus émouvant qu’une main tendue d’un interlocuteur vers un autre, pour le désigner, tempérer ses émotions ou l’inviter à approcher ; d’autant plus que cet ensemble de gestes est mis en valeur par une science très nette du cadrage.

Les aventures du Prince Ahmed

On oublierait presque, avec la précision des échanges, que toutes les figures de papier, posées sur un écran-lumineux, doivent se détacher suffisamment les unes des autres pour assurer la lisibilité de l’action et ne pas devenir un amas noir indistinct. Leurs contours pourraient de ce fait être simplifiés afin de faciliter le travail de l’animation, mais ce n’est jamais le cas. Au contraire, chaque silhouette, qu’elle appartienne à un personnage, un objet ou un élément du décor, met en avant l’idée d’ornement, par les vêtements, les bijoux, par des éléments d’architecture et même par la nature. La représentation des lianes sauvages tombant sur un lac, par exemple, se confond avec celle des grilles en fer forgé du palais du Calife, puisqu’elles répondent toutes deux au lyrisme qui cimente le film. La nature elle-même s’y plie, et la beauté du travail de Reiniger consiste aussi à observer ce qui est passé au tamis de l’animation, c’est-à-dire les détails et les signes restant à l’image une fois que tous les impératifs de la réalisatrice – les ombres, la bidimensionnalité, le nombre réduit de couleurs, l’expression par le geste – sont entrés en jeu.

La beauté de la séquence du lac ne tient pas seulement à l’enjeu scénaristique et émotionnel de la rencontre avec Pari Banu, mais aussi à ces petits rectangles noirs qui s’agitent sous la silhouette de la jeune femme en train de se baigner, qui traduisent l’instabilité de la surface de l’eau et le reflet de celui qui y pénètre. Cet élément anodin touche pourtant à l’idée de la sa représentation que se fait la réalisatrice, et pose au sens large la question de la nécessité et l’expressivité de l’effet : ces rectangles sont beaux car ils évoquent à eux seuls un mouvement et une matière, et soulignent en même temps la réalité du moment. Les choses minuscules des Aventures du Prince Ahmed ont ainsi cette particularité de donner autant à voir que les passages grandiloquents, qui ont recours aux effets les plus immédiatement parlants, et on ne saurait clore le sujet de la représentation sans parler de la magie, et l’idée si juste de la faire exister sur un autre plan que les personnages, en dehors de leur monde réel, par l’utilisation de liquides et de fumée, opposant des silhouettes – pures formes – à une matière insaisissable et informe.

Sous ses airs de simplicité, Les Aventures du Prince Ahmed est une œuvre troublante. Si une part de mystique se niche dans le dispositif même du film, avec ses jeux d’ombres et de lumière, elle se déploie aussi dans les choix de mise en scène et son ouverture constante aux mythes européens et internationaux. Derrière le plaisir du conte et des péripéties quasi-ininterrompues, Lotte Reiniger déploie une proposition esthétique dense qui trouve encore des échos aujourd’hui – ne serait-ce que l’hommage appuyé que fera Michel Ocelot avec Princes et Princesses. Non contents de faire partie des pionniers de l’animation, la réalisatrice allemande et ses collaborateurs tutoient l’excellence de l’avant-garde. Pendant que certains cinéastes cherchaient, par le cinéma traditionnel, à poétiser le réel, Lotte Reiniger était déjà tournée vers un autre horizon : celui de poétiser l’abstraction. Cela fait bientôt un siècle que son œuvre nous fait rêver, et on ne peut qu’espérer qu’elle continuera cent ans encore.


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