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LE LIMIER

Carte blanche est notre rendez-vous pour tous les cinéphiles du web. À nouveau, Le Bleu du Miroir accueille un(e) invité(e) qui se penche sur un grand classique du cinéma, reconnu ou méconnu. Pour cette trente-huitième occurrence, nous avons tendu la plume à Victorien Daout, cinéphile enthousiaste qui co-dirige le site Culture aux trousses. Il profite de l’occasion pour évoquer un film d’obsessionnel, une oeuvre-somme et absolue pour son auteur, un grand classique du septième art : Le limier de Joseph L. Mankiewicz.

Carte Blanche à… Victorien D.

Le Limier, c’est un événement qui n’arrive pas souvent dans la vie d’un spectateur. Peut-être même une seule fois. Le dernier chef-d’œuvre de Joseph L. Mankiewicz est un film d’obsessionnel. Propice au fétichisme, il est l’objet cinéphile par excellence : la richesse de ses détails visuels et l’intelligence de son mécanisme dramatique ne s’épuisent jamais, encouragent leur scrutation, leur analyse même, sans que le film ne perde de son intensité ni ne cesse de provoquer stupeur et surprise lorsqu’on le (re)voit.

Tout commence par une situation formidable, au-delà de laquelle il conviendra de ne rien dévoiler du jeu de massacre qui s’ensuit, pour quiconque ne le connaîtrait pas encore… Et si un célèbre écrivain de polars, Andrew Wyke (Laurence Olivier), invitait chez lui l’amant de sa femme, Milo Tindle (Michael Caine), afin de convenir d’un arrangement financier censé les mettre d’accord ? Voilà que le jeune homme débarque dans l’antre du romancier, un vendredi après-midi ensoleillé. Que diable allait-il faire dans cette galère… En arrivant, Milo commence par se perdre dans le labyrinthe du jardin, au centre duquel Andrew l’attend. Le ton est donné. À l’intérieur de la demeure, l’esprit du labyrinthe se poursuit : elle est remplie d’automates et de poupées en tout genre, compagnons mécaniques venant souligner le goût prononcé de son propriétaire pour le jeu.

Un film sous l’aune de la gaminerie ludique et frivole ? Le spectacle est au contraire pris dans sa dimension la plus fine, considéré avec la plus grande estime. Un art aux pouvoirs délétères. Les objets qui peuplent le salon du manoir se font progressivement le reflet, à peine déformant, de l’être humain assujetti par l’autre, ce que chacun des deux hommes va éprouver tour à tour. Et ici, l’autre est social. Andrew Wyke, le romancier conservateur britannique, passe à deux doigts de la syncope lorsque Milo Tindle, le coiffeur d’origine italienne, déclare que son père avait voulu « devenir Anglais ». Le déterminisme social dicte le conflit et rythme le duel, apportant une couche supplémentaire à la virtuosité de l’intrigue et de ses rebondissements. Laurence Olivier, le noble interprète de Shakespeare, et Michael Caine, à l’inimitable accent cockney, sont eux-mêmes impliqués dans l’identité de leurs personnages. Vertige.

Constructions et motifs

Spécialiste des constructions dramatiques élaborées grâce aux artifices purement cinématographiques, Mankiewicz abandonne les technique du flashback ou de la voix off afin d’insuffler à son film un « surcroît de théâtralité », pour reprendre l’expression que consacrait André Bazin au cinéma de Jean Cocteau. Ce surcroit vient plus que jamais augmenter de façon radicale le sens théâtral qui infuse son cinéma. Alors que dans Guêpier pour trois abeilles (1966), Cecil Fox (Rex Harrison) désignait clairement son palais vénitien comme le théâtre de son intrigue, où il fera subir sa réécriture de Volpone à ses trois potentielles héritières, dans Le Limier, la demeure du personnage principal est théâtre en tant que donnée immédiate.

Littéralement, Mankiewicz fait enfanter son film de la scène : le générique du début se termine par la succession d’une image de manoir peinte sur la maquette d’un théâtre avec un plan en prise de vue réelle sur ce même manoir, lieu unique de l’action à venir. Cette façon d’introduire le film installe un discours essentiel et profond, qui poindra toujours à l’horizon du drame : nous sommes les acteurs d’un petit théâtre, et nous nous donnons sans cesse en représentation. Cette pensée très shakespearienne est présentée dans toute sa perversité par Mankiewicz, tant les relations humaines sont prises dans une logique de domination destructrice à laquelle personne ne peut échapper.

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Les grands motifs du cinéma de Mankiewicz sont synthétisés par Le Limier, poussés à leur sophistication la plus extrême. La manipulation des hommes, donc, la conscience cynique d’une hiérarchie sociale ancrée dans les mœurs, mais aussi l’appât du gain et ce mantra qui fait office de maxime pour toute l’œuvre du cinéaste, « la vie défait nos scénarios ». Autrement dit, chacun élabore le script de sa journée, avant qu’il ne soit parasité par le script des autres. Cette idée est représentée par la relation qui animent les personnages mankiewicziens, jouant sans cesse sur ce fil tendu entre la place de metteur en scène et celle de marionnette-spectateur. Soit ils parviennent à régir les faits et gestes de l’autre grâce à leur capacité d’anticipation et  la maîtrise de la parole, soit ils se soumettent à la volonté démiurgique de celui qui a su prendre les commandes de la situation. Dans ce cas, ils contemplent un spectacle dont ils sont la victime. Et nous avec.

Huis clos à deux têtes

Huis clos à deux personnages dans un manoir anglais, Le Limier avait quelque chose d’anachronique lorsqu’il est sorti en 1972, bien qu’on puisse penser qu’il préfigure le délire esthète et fou de Meurtre dans un jardin anglais de Peter Greenaway (1982), ou qu’il revienne de temps à autre comme référence – récemment, Rian Johnson le citait dans À couteaux tirés à travers le personnage du patriarche romancier, l’architecture même du manoir ou certains objets de décor, comme le marin rieur dont la présence tient certes du clin d’œil, mais apporte aussi un sentiment de familiarité, comme si Mankiewicz était lui-même convoqué, instance surplombante. Le Limier reste ainsi niché dans l’inconscient de tous ceux qu’il rencontre.

Si son pouvoir de fascination demeure intact, ce n’est pas parce qu’il est le fruit de son époque, mais plutôt de l’esprit de son créateur, et de sa conception hautement aboutie du cinéma, capable de rendre actif le spectateur tout en l’avertissant des illusions que la fiction fabrique. Une anecdote rappelle qu’il fut tourné au studio Pinewood à Londres avec, pour voisin de plateau, Vivre et laisser mourir, le huitième opus de la saga James Bond réalisé par Guy Hamilton, où le fils de Joseph Mankiewicz, Tom Mankiewicz, travaillait comme scénariste. Ce voisinage à priori anodin oppose concrètement et historiquement deux systèmes de production, deux façons de mettre en scène et de faire incarner le cinéma.

En ce début des années 1970, Le Limier emporte avec lui la fin d’un cinéma classique en en matérialisant les éléments les plus fins. Film-somme, théâtre-monde, il tient intrinsèquement de l’absolu. Ce geste totalisant sera d’ailleurs le dernier du cinéaste, puisqu’il prendra sa retraite volontaire après l’avoir terminé. Que reste-t-il à faire, une fois que Le Limier existe ?

Victorien D.

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