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LA MAMAN ET LA PUTAIN

Alexandre est un jeune dilettante oisif. Il vit chez Marie, sa maîtresse, et flâne à Saint-Germain-des-Prés. Un jour, il croise Veronika, une jeune infirmière. Il entame une liaison avec elle, sans pour autant quitter Marie.

Avant-propos

L‘annonce, tombée le 19 janvier 2022, a fait l’effet d’une petite bombe dans le microcosme cinématographique. Charles Gillibert, directeur des Films du Losange, déclare dans Le Monde que Boris Eustache, le fils de Jean Eustache, lui a cédé les droits de tous les films de son père. Une restauration est en cours et une ressortie de La Maman et la Putain (1973) prévue. « Il était temps. Il y avait un vrai risque de disparition, tant physique que mémorielle, de l’œuvre. C’était le dernier moment pour agir », déclare Gillibert.

En effet, le film phare du réalisateur disparu prématurément était difficilement visible, en dehors d’une diffusion sur Arte en 2013, d’un DVD import japonais et d’une pâle copie sur YouTube retirée depuis. Boris Eustache en a bloqué les droits pendant des décennies, pour des raisons qui le regardent. Les heureux cinéphiles qui l’avaient vu formaient un cercle de happy few qui se partageaient un secret magnifique. Ce secret est sur le point d’être éventé, et c’est bien mieux ainsi.

Grâce à l’accord passé entre Boris Eustache et Les Films du Losange (une des sociétés de production du film à l’origine), les œuvres d’Eustache vont maintenant être restaurées en 4K, avec l’aide des chefs-opérateurs ayant participé à leur tournage, comme Jacques Besse ou Caroline Champetier, en lien avec le laboratoire italien L’Immagine ritrovata, ce qui donne à cette entreprise un vrai gage de qualité.

Critique du film

Alors, qu’est-ce que La Maman et la Putain ? C’est un film monstre, unique, total. Par sa durée déjà : 3h37. Par son contenu surtout : une plongée dans un monde en noir et blanc où la parole est maîtresse, où règne le verbe. Et celui qui domine ce monde, c’est Alexandre, un jeune dandy à foulard, sans travail ni argent, vivant chez Marie qui l’entretient. Alexandre essaye tout d’abord de renouer avec Gilberte qui l’a quitté, mais elle le repousse. Il rencontre ensuite Veronika, une infirmière, qu’il va commencer à fréquenter tout en restant avec Marie. Tout va se jouer entre ces trois-là, dans un triangle amoureux impossible, une équation mathématique insoluble. Loin des personnages de François Truffaut, Jean-Pierre Léaud incarne un Alexandre ténébreux et suffisant, qui débite ses monologues comme au théâtre devant une assistance attentive et aimante. Petit à petit, on découvre, derrière l’amuseur public, un être exempt d’empathie pour autrui, terriblement égoïste et lâche. Il ne fait que s’écouter parler sans se rendre compte du mal qu’il fait autour de lui. Le langage est comme un masque pour cet homme qui a du mal à faire des choix et qui se dérobe. Il dissimule ses émotions. Paradoxalement, plus on le découvre, plus on s’attache à lui.

La maman et la putain

Veronika (Françoise Lebrun, dont ce fut le premier film) incarne le corps féminin offert, le sexe et l’amour. « Si je rencontre un type, je vais avec lui, je n’ai pas de problème, je peux baiser avec n’importe qui », dit-elle. Elle parle crûment, dit les choses telles qu’elles sont, aborde la vie entièrement, sans en avoir peur, à l’inverse d’Alexandre.

Marie (Bernadette Laffont), c’est la « vieille maîtresse ». C’est évidemment elle la maman du titre, tout tourne autour d’elle, tout se joue chez elle, dans son lit. Elle laisse la liberté à Alexandre d’aller et venir, elle contrôle et manipule, tout en s’illusionnant sur l’amour qu’il pourrait lui porter.

BROUILLER LES PISTES

Si La Maman et la Putain est un film monstre, c’est aussi parce qu’il brouille les pistes entre fiction et documentaire. Explication : « J’ai écrit ce scénario car j’aimais une femme qui m’avait quitté. Et j’espérais qu’elle reviendrait. J’ai écrit ce film pour elle et Léaud. S’ils avaient refusé de le jouer, je ne l’aurais pas écrit », a déclaré Eustache. C’est un euphémisme de dire que le réalisateur s’est basé sur sa propre vie pour écrire son film. Il a eu une relation avec Françoise Lebrun, qui le quitte avant le tournage. Pendant leur relation, il était sorti avec d’autres femmes, dont Marinka Matuszewski, une infirmière qui apparaît dans une scène vers le début du film quand Alexandre la confond Veronika. Françoise Lebrun interprète Veronika, mais dans la vraie vie, elle est le personnage de Gilberte qui quitte Alexandre au début du film (le réalisateur a fait écouter des enregistrements de la voix de Marinka à Lebrun pour qu’elle s’en inspire). 

Eustache est aussi sorti avec Catherine Garnier, qui est sa costumière et assistante. C’est dans son propre appartement que le film a été tourné. Et il demande à Laffont de s’inspirer d’elle pour alimenter son rôle. Après la projection du premier montage, Catherine Garnier se suicide. Un geste qui préfigure celui du réalisateur lui-même, qui se tire une balle dans le cœur en novembre 1981. Eustache fait un caméo dans le rôle du compagnon de Gilberte, donc Françoise Lebrun. Françoise, après avoir quitté Eustache, s’est mariée avec un chirurgien, qui est lui aussi présent dans le film. 

Ce rapport compliqué entre réalité et fiction montre bien la démarche du réalisateur, qui archive le plus possible d’éléments de sa vie privée pour les injecter dans sa fiction. Une démarche qui aboutit à un véritable paradoxe : malgré, ou peut-être à cause de son côté théâtral, le film touche à une extraordinaire véracité des sentiments bien que ce ne soit pas pour autant un film autobiographique. Il recoupe de façon tragique sa vie. Car pour Eustache, « la vérité réside en l’apparence », comme il l’écrit à propos de To Be Or Not To Be, d’Ernst Lubitsch.

Hormis quelques exceptions, le texte du scénario est joué au mot près. La place laissée à l’improvisation est quasi nulle, et Eustache veille à ce que Léaud scande son texte parfaitement, le coupant au milieu de longs monologues à la moindre erreur. Comédien caméléon, il s’est fondu dans Eustache : « Léaud est un acteur presque médiumnique, capable de devenir le metteur en scène qui le dirige. (…) Là il devenait Eustache, y compris dans son habillement », dit Bernadette Laffont. Les femmes finissent par prendre le dessus sur Alexandre en récupérant la parole qu’il s’était accaparée. D’ailleurs, pendant la dernière partie du film, il ne parle plus.

En outre, sur le plateau, Eustache se montre irascible, dépressif et porté sur la bouteille. L’atmosphère est souvent exécrable et tendue. Laffont doit quitter le tournage avant la fin car elle est attendue sur un autre film. Mais heureusement, les plans dans lesquels elle joue ont été terminés in extremis.

La maman et la putain

BRISER LES TABOUS

Radiographie des sentiments, c’est aussi celle de son époque. Alexandre égratigne le mouvement féministe : les violences domestiques, le droit à l’avortement ou le partage des tâches ménagères. Il a des vues très arriérées. Si les deux femmes sont plutôt libérées, tant économiquement que par rapport aux conventions, on est loin du politiquement correct qui règne aujourd’hui, et on remarque que les mots négresse et arabe sont connotés négativement. De plus, le film brise le tabou des règles et des tampons. Ce qui était très rare à l’époque, qui l’est toujours aujourd’hui, et qui reste mal vu. 

Dérangeant sur le fond, La Maman et la Putain l’est aussi sur la forme et sur la durée. Il a été tourné à la façon d’un documentaire : son direct, pas de post-synchronisation. On entend vraiment le Paris de l’époque, avec tous ses bruits, qui couvrent parfois les dialogues. Amoureux du cinéma muet et des frères Lumière, Eustache a privilégié le format carré (1,33 :1) et un noir et blanc très contrasté.

Émouvant, le film est aussi très drôle. Le voir en salle est dans ce cadre une expérience capitale. Il est émaillé de mots d’esprit qui restent gravés, comme « il faut déplaire à certains pour plaire à d’autres », « il faut manger tiède et mou », « ma seule dignité est ma lâcheté », ou encore « j’ai vu faire ça dans un film, les films ça sert à ça, à apprendre à vivre ».

TRACE PROFONDE

La Maman et la Putain est aussi un film total, ce qui lui donne un statut à part dans l’histoire du cinéma. Eustache a eu envie de tout y mettre, comme si c’était son premier film. Un film qui laisse une trace profonde chez le spectateur, qui en ressort avec la drôle d’impression d’avoir partagé des bribes de vie. Et si le cinéaste y parvient, ce n’est pas à la manière feuilletonesque des séries TV, mais parce qu’il propose un véritable « concentré de vie », une compression à la César qui touche à l’essentiel. 

Longtemps enfermé dans la case « chef-d’œuvre culte » (ou maudit selon les opinions), il fait un retour inespéré sur nos grands écrans le 8 juin 2022. On constate que son pouvoir de perturbation est toujours intact : sa bande-annonce a été censurée sur les réseaux sociaux. Sexe, cigarettes et « grossièretés » semblent choquer autant les réseaux sociaux de 2022 que les censeurs de 1973, qui interdisaient le film aux moins de 18 ans.

Quarante-neuf ans après sa présentation au Festival de Cannes 1973, où il avait remporté le Grand prix, La Maman et la Putain y a été projeté cette année en présence de Françoise Lebrun et de Jean-Pierre Léaud pour des retrouvailles très émouvantes et une longue standing ovation. Autant dire qu’on attend la suite de la filmographie d’Eustache avec impatience.

Bande-annonce

8 juin 2022 (ressortie 4K) – De Jean Eustache, avec Bernadette LafontJean-Pierre LéaudFrançoise Lebrun


Les citations sont extraites de l’excellent texte La Maman et la Putain de Jean Eustache par Colette Dubois, paru en 1990 chez Yellow Now.



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