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LA COMPLAINTE DU SENTIER

Dans un petit village du Bengale, vers 1910, Apu, un garçon de 7 ans, vit pauvrement avec sa famille dans la maison ancestrale. Son père, se réfugiant dans ses ambitions littéraires, laisse sa famille s’enfoncer dans la misère. Apu va alors découvrir le monde, avec ses deuils et ses fêtes, ses drames et ses joies.

UN MONDE QUI S’ÉRODE

Nous fêtons ce dimanche ni plus ni moins que le centenaire du plus éminent cinéaste indien : Satyajit Ray. Sondeur sans pareil de la société et de la culture indienne, le cinéaste bengali offre un cinéma méticuleux, autant rêveur que réaliste, sensible aux beautés de la Nature et aux affres de l’Humanité. Son geste englobe autant les particularités indiennes, sans l’exotisme trop souvent fantasmé par l’Occident, qu’il révèle une universelle cruauté du monde moderne. Assistant-réalisateur de Jean Renoir sur Le Fleuve, il signe avec La Complainte du sentier son premier film, mettant en scène la vie quotidienne d’une famille pauvre du Bengale, et tout particulièrement du jeune Apu. Initiateur de sa Trilogie d’Apu, Ray signe un premier film d’une grande délicatesse, maîtrisant ses influences et illustrant sa future empreinte sur le cinéma. 

Dans la maison ancestrale des Ray se trouvent cinq membres. Harihar Ray, aspirant écrivain, est trop pauvre pour subvenir aux réparations que sa demeure suppose. Sa femme, Sarbajaya, s’adonne aux tâches quotidiennes d’entretiens de la maison et de sa famille, cachant son malaise que lui cause la réputation de sa famille. Et pour cause, Durga, sa fille, vole régulièrement des fruits dans le verger que la famille a été contraint de vendre, afin de les donner en cachette à Indir, une vieille tante qui vit avec eux. Enfin, Apu, petit garçon de sept ans, observe ce microcosme avec toute l’insouciance que suppose son jeune âge. 

Le père d’Apu, persuadé que sa chance peut tourner en ville, quitte la maison, enclenchant alors la lente déliquescence de la famille. Fort du déséquilibre causé par l’absence du père, la situation familiale se tend, et en parallèle des tourments de sa mère, on découvre « le monde d’Apu » au prisme de son émerveillement : l’école, les jeux avec sa sœur, la nature et les animaux environnants la maison. L’emphase accordé sur la situation sociale de la famille, cœur littéral du récit, rappelle le néo-réalisme italien cher au cinéaste bengali, particulièrement touché par Le Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica. Avec une grande élégance dans le traitement, la situation économique que sociale de la famille d’Apu dégage une force narrative et dramatique centrale, qui ne peuvent pas même échapper aux yeux d’enfants d’Apu. 

La complainte du sentier

Par un cruel mouvement de balance, les effets dramatiques encore trop indicibles de leurs conditions sociales paraissent se répercuter dans des drames humains. Ces drames, que l’on taira pour préserver la découverte de ceux qui n’auraient jamais vu le film, jonchent la lente érosion d’une famille prise au piège de sa condition sociale, qui aggrave sa situation en cherchant à contourner ses difficultés. Le tout à travers les grands yeux d’Apu, son insouciance sur les chemins de la jungle comme dans les champs, et son émerveillement devant la découverte, mystifié, d’un train. Au-delà de la peinture sociale que fait Satyajit Ray, le cinéaste bengali n’en perd pas pour autant un cinéma plus poétique. Ce sont autant les yeux émerveillés d’Apu, que sa caméra qui contemplent les chemins de la jungle, les champs immenses, le mouvement des feuilles face aux vents, et ponctue son film d’animaux, témoin indéfectible que coexiste un autre monde aux-côtés des Hommes.

Fable cruelle et réaliste narrant un destin embrumé par des puissances sociales et économiques insurmontables, La Complainte du sentier se fait le récit des difficultés de la vie moderne, incarnée par la ville, certes absente du film, où se rend pourtant le père, certains qu’elle sera source de chance et prospérité. Le fatalisme qui s’abat sur Apu et sa famille opère la mue forcée du petit garçon rêveur et joyeux en un être abattu, mutique et déboussolé. C’est tout son petit monde change avec violence et soudaineté. En cela, il ne serait pas étonnant de rapprocher le film d’autres œuvres sur l’enfance et la découverte du monde, qu’elles soient sciemment inspirées comme Moonlight de Barry Jenkins, ou peut-être inconsciemment comme le film-étalon en la matière, à savoir Les 400 Coups de François Truffaut – qui par ailleurs s’était montré d’une grande suffisance à l’égard du film, avant de s’excuser devant le talent du cinéaste bengali. C’est dans la confrontation entre la sensibilité et la jovialité de l’enfant et la réalité de son environnement, naturel comme social, que naît le drame, qui s’abat alors comme une chape de plomb.

Premier mouvement d’une trilogie centrée sur la recherche de sa place dans le monde, de la lutte face aux fatalités de destins, La Complainte du sentier propulse Satyajit Ray parmi les plus grands cinéastes asiatiques de la deuxième moitié du XXème siècle. Son regard tendre sur ses personnages, et acerbe sur les rouages de la société indienne, comme des sociétés modernes de manière plus générale, font de lui le plus important réalisateur indien. Son cinéma constitue une vivifiante découverte pour le spectateur occidental d’un cinéma local immensément riche, bien loin des chorégraphies et chants que l’on attribue – un peu par mépris et méconnaissance – au cinéma indien.


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