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LA CITÉ DES DOULEURS

La vie d’une famille lors des évènements tumultueux survenus à Taïwan de 1945 à 1949.

LES CADRES DE LA MÉMOIRE

Jusqu’à La Cité des douleurs, le cinéma du taïwanais Hou Hsiao-hsien était éminemment autobiographique. Des films comme Les Garçons de Fengkuei ou Un temps pour vivre, un temps pour mourir s’illustraient comme des chroniques des aléas de la vie, où l’apparente banalité cache une soudaine dramaturgie. Mais à l’orée des années 1990, la carrière de Hou opère un tournant en deux temps. D’abord avec un film frontalement transitoire, La Fille du Nil, dont l’influence se sentira bien davantage sur son Millennium Mambo. Mais également dans son film suivant, entamant une trilogie centrée sur l’histoire de Taïwan avec le film qui nous intéresse ici, Lion d’or à la Mostra de Venise : La Cité des Douleurs. Avec sa grammaire cinématographique, Hou Hsiao-hsien fige dans ses cadres la mémoire d’un épisode trouble de son pays, articulant la petite histoire de ses personnages autour de la Grande Histoire de son île.

Comme souvent avec Hou Hsiao-hsien, et ce d’autant plus dans ses premiers films, La Cité des douleurs gravite autour de la vie quotidienne d’une famille. En l’occurrence les quatre frères Lin, et de personnages orbitant autour d’eux dans la ville de Jiufen. Ou plutôt trois frères, l’un d’eux n’est jamais revenu du front aux Philippines. Outre cette absence, la fratrie est fragilisée par la polarité des frères. Wen-heung, l’ainé tente de faire subsister son commerce. Wen-leung est revenu par la guerre en y laissant une partie de sa santé mentale, et un rapport trouble à la contrebande. Enfin Wen-ching, photographe, parait le plus serein malgré ses peines de communications dues à sa surdité.

S’articule autour des personnalités de cette fratrie le contexte sombre qui plane sur Taïwan. A l’issue de la Deuxième Guerre Mondiale, l’île auparavant sous l’influence japonaise depuis 1895, repasse sous influence chinoise, dirigée alors par le Kuomintang et son leader Tchang Kaï-chek depuis le continent. Les taïwanais, qui passent certes d’une tutelle à une autre, s’étaient familiarisées avec la présence japonaise, en témoigne l’entourage des personnages de La Cité des douleurs, en particulier Hinoe et sa sœur Hinomi, amis proches de Wen-ching.

Du côté des opprimés

Ce changement d’influence sur l’île ne tarde pas à envenimer la situation, la contrebande favorisée par la situation politique de Taïwan pousse Wen-leung à abuser de la confiance de son frère Wen-heung, tandis que le Kuomintang fait la chasse aux soutiens japonais qui perdurent chez les taïwanais. Wen-leung et Wen-ching, l’un pour sa proximité avec le banditisme local, l’autre pour ses accointances avec des japonais, finissent par tomber entre les griffes du pouvoir autoritaire, alors que se déroule le « massacre 228 » et que la loi martiale est déclarée à Taïwan.

À bien des égards, le film de Hou Hsiao-hsien est déconcertant. En premier lieu son rythme, oscillant entre l’elliptique et le flâneur. Le cinéaste n’hésite pas à conjuguer d’abrupts sauts dans le temps, des jours, des semaines, des mois qui sais, et de très longs plans séquences fixes. L’autre aspect déroutant réside dans la façon qu’à Hou d’aborder le contexte politique, bien plus comme une toile de fond que comme un sujet à part entière. Toutefois, ce qui pourrait supposer de la complaisance ou un manque de positionnement quant à l’Histoire politique de son pays n’en est aucunement. La focale de Hou est bien davantage sur ses personnages, et leurs luttes autant humaines que sociales et politiques. Pour eux, la Grande Histoire est subie – ils évoquent par ailleurs leur manque de libre arbitre dans le passage entre l’influence japonaise et l’influence chinoise – et ses effets se répercutent jusqu’à l’intime, poussant des frères à se trahir, poussant des hommes à se faire souffrir.

Capturer l’instant

C’est bien du côté des opprimés que la caméra se situe, mais pas tant dans leurs réactions à cette oppression que dans leurs souffrances sourdes. Les passages de tortures, d’emprisonnements, et de guérillas, certes évoqués discrètement, sont pour la plupart ellipsés. Car c’est pour le cinéaste bien plus les effets de cette violence qu’il faut observer. Le travail de mémoire de Hou Hsiao-hsien se capture ici : dans la violence de l’Humain, dans la violence de l’Histoire, et ses ricochets de douleurs.

Il est profondément question de capturer l’instant dans La Cité des douleurs, ce qu’illustre la mise en scène de Hou Hsiao-hsien. Tout aussi déconcertante, celle-ci repose principalement sur de longs plans fixes, qui se muent en riches plans-séquences, au fil de la complexe chorégraphie des personnages qui traversent le plan. Ce procédé accentue la dimension picturale du film, chacun des plans devient une riche toile, dont la richesse tient au mouvement non pas du cadre, mais des objets qui la traversent. Chaque cadre, étiré au maximum par le plan-séquence, est complexifié par les gestes physiques comme émotionnels qui s’y jouent, devient un témoignage capturé, un souvenir reconstitué. Cette emphase sur les cadres comme des objets de mémoire est d’autant plus saisissante que le cinéaste multiplie les possibilités de cadrage – dans les portes notamment – pour accentuer cette sensation d’avoir dévoilé une mémoire enfouie dans l’intime.

Cela dit, « dimension picturale » peut aussi bien être remplacée par « photographique ». Il n’est probablement pas anodin d’abord que le métier de Wen-ching soit justement photographe, mais aussi car la démarche cinématographique d’Hou Hsiao-hsien est proche de celle de la longue exposition : au moyen d’un seul cadre, et d’un temps d’exposition long, de saisir d’une seule photographie toute la complexité d’un mouvement. Comme en contrepied, le cinéaste emploie un autre moyen de figer la poésie de l’instant dans les échanges entre Hinomi et Wen-ching. Celui-ci étant sourd, les deux écrivent pour communiquer, tandis que leurs messages apparaissent sur l’écran comme des intertitres de films muets. Ils prennent tout l’espace, les prémices d’une relation amoureuse sont ainsi figées pour toujours, dans un espace extradiégétique, où la souffrance n’aurait pas pied.

Accompagné par l’impressionnante prestation d’une étoile hongkongaise alors en pleine ascension en la personne de Tony Leung, La Cité des douleurs est l’un des plus remarquables films de Hou Hsiao-hsien. Sa confidentialité le fait rarement apparaitre comme tel, le film étant particulièrement retors à se procurer. On trouve de très rares et onéreux DVD thaïlandais et américains, et en France il n’est possible « que » de se procurer le scénario du film. On ne peut que fabuler qu’un jour subitement, l’envie prenne à nos talentueux éditeurs de nous offrir une édition physique à la hauteur de ce film.


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