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LA CHAMBRE DU FILS

Dans une petite ville du Nord de l’Italie, Giovanni mène une vie paisible, entouré de sa femme, Paola, et de ses deux enfants déjà adolescents : Irene, l’aînée, et Andrea, le cadet. Giovanni est psychanalyste. Dans son cabinet qui jouxte son appartement, ses patients lui confient leurs névroses, tandis que sa vie privée est réglée par un tissu d’habitudes : lire, écouter de la musique et s’épuiser dans de longues courses à travers la ville. Un dimanche matin, Giovanni est appelé en urgence par un patient. Il ne peut aller courir avec son fils, comme il le lui avait proposé. Andrea part plonger avec ses amis. Il ne reviendra pas…

By This River.

Filmer l’intime, les moments anodins du quotidien mais aussi ceux, plus forts, des traumatismes auxquels la vie nous confronte, s’impose comme l’un de ces défis ô combien complexes – mais passionnants – que le cinéma tend à chaque réalisateur. L’acuité de chacun, l’expérience et surtout le ressenti personnel sont mis à rude épreuve dans un exercice qui teste les limites d’un monde, les frontières que l’on pose entre ce qui peut être montré et ce que l’on laisse dans l’ombre, par pudeur ou par déni. Chez Nanni Moretti, les deux coexistent et viennent s’harmoniser pour créer la matière d’un univers vivant, d’abord, dans son introspection avant de s’aventurer sur le chemin tortueux d’une extériorisation devenue inévitable.

On connaissait le goût du réalisateur italien pour les autofictions exubérantes et autres pamphlets politiques où son esprit cynique rivalisait d’ingéniosité avec une forme perpétuellement retravaillée. Mais, depuis Journal intime en 1994, quelque chose s’est cassé dans la dynamique instaurée pour venir toucher du doigt une fébrilité inédite et l’esquisse de questionnements à l’universalité évidente. Sept ans plus tard, La Chambre du fils possède tout du parfait catalyseur, façonné pour observer, sous couvert d’un récit de deuil rebattu, le quotidien de plusieurs vies qui basculent. Comme les deux faces d’une même pièce, les deux parties du film se répondent et s’entrelacent en fusionnant autour d’un drame qui vient relire le passé à la lumière d’un présent et surtout d’un futur impossible à envisager.

Nanni Moretti filme longuement l’existence de cette famille ayant, en apparence, déjà coché toutes les cases du bonheur et de la quiétude. Le temps qui s’écoule n’a jamais paru aussi palpable qu’en contemplant l’allure tranquille d’un travail, de repas pris en commun, d’occupations d’enfants qui grandissent à mesure que leurs parents voient passer le cycle des saisons sans y prêter attention. C’est là qu’éclot toute la beauté d’un cinéma qui enchaîne des séquences a priori sans importance tout en les chargeant d’un mélange de légèreté et de gravité propre à celui expérimenté par tout un chacun. La vie pourrait alors continuer à dérouler une mécanique attendue, à présent réglée tel un métronome, mais, à pas de velours, une brèche finit par s’ouvrir (notamment dans l’épisode du fossile ammonite) en laissant entrevoir la tragédie qui couve.

Une séquence plus loin, la mort semble planer partout et menacer chaque personnage insidieusement. Le cinéaste met en scène l’absurdité du destin en choisissant d’emporter le seul d’entre eux paraissant, au contraire, s’échapper d’elle sous un ciel radieux. Andrea ne reviendra pas de son expédition et aucun mot ne sera prononcé, aucune scène ne sera montrée pour le signifier. À l’annonce de l’accident, seul le regard portera le message : on se comprend en s’observant, en décidant d’enfermer la souffrance dans le silence pour la faire taire. Tout n’est alors que dignité et, bien que la douleur soit réduite à ricocher sur chaque mur de l’appartement, l’appel du pathos ne trouve jamais l’occasion de s’y déployer. En faisant du père (qu’il interprète lui-même) un psychanalyste, Nanni Moretti pointe cette quête de sens improbable, cet illogisme de devoir écouter les autres exposer leur désarroi alors que l’on ne peut soi-même pas adoucir sa peine. Giovanni a beau connaître par cœur les étapes du deuil et avoir prodigué ses conseils pour le surmonter des dizaines de fois, il refera le film encore et toujours en devant vivre avec la culpabilité qui le ronge et des bleus à l’âme que rien ne pourra jamais consoler.

Le jour se lève encore

Après le décès d’Andrea, l’absence remplit chaque plan du film, si bien que le jeune homme paraît accompagner les personnages dans un reste de présence quasi-fantomatique : une place vacante à table, un espace vide près d’une sœur ou d’une mère, une chambre vectrice de passions qui semble attendre un impossible retour. Rarement les défunts n’auront été aussi vivants que lorsqu’ils ne sont plus là et La Chambre du fils s’emploie à trahir la vie et les espoirs passés de celui qui continue à exister à travers le manque et le souvenir. Nanni Moretti n’élude rien de la violence du deuil et y fait face en choisissant de ne pas cacher les instants stratégiques qui suivent, notamment la laborieuse procédure des funérailles. La dépouille d’Andrea y est filmée frontalement dans un geste cinématographique qui s’accomplit en acceptant d’aller jusqu’à la mise en bière. Tout bascule dans la puissance de cet acte codifié scellant le passage définitif de l’ultime incarnation physique à l’éternelle absence.

C’est tout ce processus psychologique, le cœur de la deuxième partie du film, vécu par un père, une mère et une sœur qui importe à Nanni Moretti. De la blessure qui suppure sans se refermer à l’acceptation, le chemin du deuil passe par une succession de renoncements et la découverte de l’inépuisable capacité de résilience cachée en chaque être humain. Pour imaginer un avenir sans son fils, Giovanni doit sacrifier son travail : quand supporter la douleur d’autrui n’est plus possible, quand refaire face à l’homme l’ayant contraint à annuler le jogging qui aurait pu sauver son enfant lui est intolérable, le point de non-retour ne peut plus être reculé. Pour lui, comme pour sa femme et sa fille, l’apaisement et la catharsis viendront d’Arianna (un choix de prénom loin d’être anecdotique), amour de vacances d’Andrea qui, ignorant tout de sa disparition, lui écrit pour partager leurs souvenirs communs. Auprès d’elle, toute la famille se reconnecte autour d’une joie passée en focalisant sur son désir de voyage une nouvelle gestion du temps et de l’espace pour des êtres figés dans l’horizon obscurci de leur appartement et de leurs rues.

Tous trois finissent par suivre le fil tendu par Arianna en l’accompagnant de l’autre côté de la frontière vers un ailleurs dont nous ne saurons rien. Comme un prolongement de cet enfant perdu, cet ancien amour qui s’éloigne les laisse seuls face à la possibilité d’une vie qu’il faudra continuer différemment. A l’image de la métaphore de la théière, amenée subrepticement dans une scène poignante, chacun est cassé, recollé, ébréché et marqué par les traces visibles des fêlures, toujours béantes comme autant de déchirures restant à combler. Quelques années plus tard, Nanni Moretti terminera son superbe Mia Madre par un « À demain » bouleversant, portant en lui les mille promesses envolées et l’évanouissement d’une vie qui s’achève. Dans La Chambre du fils, alors que le jour se lève encore sur ses protagonistes, les lendemains sont arrivés et, même s’ils n’auront plus jamais le parfum et la douceur d’antan, ils poursuivront la quête d’un soleil, certes terni par l’absence, mais désormais ivre d’une étincelle à rallumer.




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