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LA BARBE À PAPA

Kansas, dans les années 1930, Moses Pray (Ryan O’Neal), escroc à la petite semaine, assiste à l’enterrement d’une ex-maîtresse et accepte d’emmener sa prétendue fille de 9 ans, Addie (Tatum O’Neal), chez une tante. Pendant leur trajet, leurs rapports sont tendus. L’orpheline est persuadée que celui-ci est son père, en raison de la ressemblance de leur menton mais Moses refuse d’endosser ce rôle. Étonnamment mature pour son âge, la petite Addie s’avère être une coéquipière très efficace : c’est le début de leur épopée. 

Il était une fois… dans le Midwest

Au début de la décennie 1970, Peter Bogdanovich enchaîne ses plus grands succès publics et critiques : La Dernière Séance reçoit huit nominations aux Oscars 1971 et repart avec deux statuettes tandis que sa comédie On s’fait la valise, Docteur ? sera le troisième film le plus rentable de l’année 1972 aux États-Unis. Il renoue avec le noir et blanc (sublime) du premier et le ton irrévérencieux du second pour signer La Barbe à papa (Papermoon dans sa version originale), sorti dans les salles en 1973. Dans les deux rôles principaux, Bogdanovich retrouve Ryan O’Neal (le futur Barry Lyndon de Stanley Kubrick) et lance la carrière de sa fille Tatum, 9 ans au moment du tournage. L’alchimie évidente de cette relation père-fille réécrite pour le grand écran sera l’une des réussites majeures de La Barbe à papa, mais loin d’être la seule. 

Son réalisateur y déclame une nouvelle fois son amour pour le cinéma hollywoodien classique, marqué par les grands studios et ses cinéastes tutélaires, John Ford, Howard Hawks ou Orson Welles en tête. Sa nostalgie revendiquée et anachronique, à l’heure où le Nouvel Hollywood cherche à dynamiter les codes de ce temps désormais révolu, passe plus que mal auprès de certaines plumes, notamment dans nos contrées, qui parlaient alors de «cinéaste coupé de l’histoire» réalisant des «films irritants», dotés d’une «prétention et [d’]un humour douteux» voire, pour les plus virulents, de «plus grande imposture du cinéma américain». Bogdanovich méritait-il cette vague de mépris qui encore aujourd’hui fait de lui un réalisateur marginalisé et globalement oublié du grand public, à mille lieues de ses contemporains Martin Scorsese, Steven Spielberg et autre Francis Ford Coppola (par ailleurs producteur de La Barbe à papa) ?

LA NOSTALGIE, C’EST MIEUX MAINTENANT

Afin de proposer une réponse à cette interrogation, débarrassons-nous des évidences. Le choix de Bogdanovich de placer son intrigue dans le Midwest américain au temps de la Grande Dépression passe pour une référence on ne peut plus claire aux Temps modernes (1936) de Chaplin et, surtout, aux Raisins de la colère (1947) de Ford dont il reprend certains codes esthétiques liés au cadrage des plans et à la profondeur de champ, avec en plus tout le talent de Laszlo Kovacs (Easy Rider, Cinq pièces faciles) à la photographie. Comme dans les Raisins, un road trip extirpe ses personnages d’un lieu marqué par la mort et la misère pour les emmener vers une destination encore inconnue, avec l’espoir d’y renouer avec une stabilité financière et familiale. La Barbe à papa se fond parfaitement dans ce contexte historique marqué par l’incertitude du lendemain en même temps que l’optimisme sans faille d’un jour meilleur, symbolisé par la confiance que manifeste volontiers Addie au président Roosevelt pour les sortir de cette crise. Le film évoque également la screwball comedy des décennies 1930-1940, avec son humour potache fait de slapsticks, de joutes verbales et d’évocations non dissimulées aux relations extra-conjugales. À ce titre, faire covoiturer deux laissés-pour-compte qui vont de péripétie en péripétie au grès de leurs rencontres pourrait rapprocher La Barbe à papa d’un New York-Miami (Frank Capra, 1934), matrice originelle du genre. 

la barbe à papa
 

Mais Peter Bogdanovich ne se contente pas d’appliquer par imitation les vieilles recettes qui firent succès autrefois. Il insuffle à cet univers cinématographique très normé une modernité indéniable dans la mise en scène et développe un propos peu commun sur les conditions des femmes dans les années 1930 : abandonnées à leur sort, on les voit contraintes de rendre la pareille pour s’imposer dans un monde qui cherche à les exploiter. De plus, imaginons quelques secondes que le film soit sorti durant cette décennie à laquelle il se réfère tant : l’histoire d’un charlatan qui vendrait des bibles à des veuves éplorées tout en ayant régulièrement recours aux services de prostituées (et dont il est sous-entendu que l’une d’entre elles lui aurait donné un enfant illégitime) aurait-elle été acceptée par des spectateurs qui s’insurgeaient déjà pour une relation sexuelle hors-mariage ? Rien n’est moins sûr. S’il n’est pas erroné d’affirmer que Bogdanovich pastiche un genre qui le fascine et dont il regrette probablement la disparition, il n’empêche qu’il est avant tout un produit de son époque, perceptible à la fois dans le cynisme appuyé du film que dans ses ruptures d’échelles de plans. Cette valse à deux temps s’opère toujours avec une grande délicatesse et, surtout, avec une sincère humilité qui rendent le film absolument délicieux.

ENTRE DEUX EAUX

En partant de la rencontre de deux solitaires contraints de cohabiter pour parvenir à leurs fins, La Barbe à papa évoque en creux le désenchantement d’une frange de la population américaine, délaissée par un monde qu’elle peine à comprendre. Ce constat qui pouvait s’appliquer au contexte des années 1930 n’en est pas moins pas valable au moment de la sortie en salles du film. Le premier choc pétrolier vient alors de mettre à l’épreuve l’économie des pays occidentaux, où les taux de chômage explosent. Si La Barbe à papa n’a pas vocation à dénoncer une réalité sociale, revendiquant au contraire son apolitisme (Moses rembarre systématiquement Addie lorsqu’elle lui évoque Roosevelt), le film est néanmoins une formidable ode à la débrouillardise, à la solidarité inaliénable entre égarés de l’existence. Cet apolitisme assumé aura pour conséquence notable de ne porter aucune forme de jugement sur l’immoralité de ses personnages principaux, ce que ne manqueront de souligner certaines critiques acerbes. Pourtant, Moses et Addie passent-ils pour des êtres fondamentalement immoraux, ou ne font-ils que révéler l’immoralité du monde qui les entoure ? Certes, au début du film, Moses profite des faiblesses d’esprit que supposent le deuil pour écouler ses bibles à des prix surévalués. Au contact d’Addie, il apprendra à devenir plus «juste» dans le délit, jusqu’à faire acheter à un trafiquant d’alcool son propre whisky !

La Barbe à papa navigue entre des référentiels cinématographiques particulièrement prégnantes et fait le choix de ne faire aucun choix : ni une franche comédie, ni un drame poignant ; ni un vrai film de son époque, ni un hommage complet à une autre. Peter Bogdanovich multiplie les registres, jonglent entre les imaginaires, marche sur un fil tendu sans jamais tomber. Ceux qui ne tiennent pas la nostalgie en haute estime risquent de lui reprocher son regard naturellement porté vers le passé. Ceux qui aiment extirper une morale nette et limpide d’un film regretteront que La Barbe à papa cautionne tout, et ne condamne rien. Dans les deux cas, ce serait omettre la réelle tendresse avec laquelle Bogdanovich a réalisé son film. Où il fait le constat doux et amer que parfois, le temps ne peut tout réparer et que certains sont voués à se mouvoir sans cesse sur des routes à perte de vue. Si vous vous demandez où vont ces héros déchus du cinéma, ne cherchez plus : vous les trouverez sûrement quelque part dans l’œuvre de Bogdanovich.


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