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L’ESPRIT DE LA RUCHE

Carte blanche est notre rendez-vous pour tous les cinéphiles du web. Régulièrement, Le Bleu du Miroir accueille un(e) invité(e) qui se penche sur un thème cinématographique ou audiovisuel qui lui est cher. Pour cette cinquante-troisième occurrence, qui ponctue notre cycle de début d’année 2021, c’est un invité exceptionnel qui nous a fait l’honneur et l’amitié de se livrer sur son lien avec le septième art : le réalisateur et scénariste français Mikael Buch (Simon et Théodore, Let my people go). Pour vous, lecteurs de Le Bleu du Miroir, il livre un témoignage personnel autour d’un film à l’écho très actuel : L’esprit de la ruche. Il y est question d’enfance et de découverte du cinéma, et de cette expérience unique et essentielle qu’est la salle de cinéma.

 Carte Blanche à… Mikael Buch.

« S’asseoir dans une salle de cinéma c’est partir en croisière vers des mers inconnues, c’est faire un voyage immobile dont nous ne connaissons pas l’issue. »

Au commencement, il y a le cinéma. Ou plus précisément, la projection. Nous sommes au fin fond de l’Espagne au début des années 1940, c’est-à-dire au lendemain d’une guerre civile qui a transformé le pays en cimetière à ciel ouvert. Les enfants du village courent après un camion en criant joyeusement « le cinéma arrive ! le cinéma arrive ! ». Est-ce que le film fera peur ? Est-ce qu’il y aura des cowboys ? Les enfants assaillent le projectionniste itinérant de questions. À cette époque, le cinéma est bien plus qu’un divertissement. C’est la promesse d’un voyage, d’une découverte, d’un frisson, d’un retour à la vie

Sur un mur blanchi à la chaux, un rectangle noir délimite la surface de projection sur laquelle défilent les images du « Frankenstein » de James Whale. Les visages des enfants éclairés par la lumière du projecteur semblent fascinés, inquiets, touchés et concernés par le drame de ce monstre capable, tour à tour, de s’émouvoir à la vue d’une petite fille puis de l’assassiner. « Pourquoi il la tue ? » demande sidérée Ana, huit ans, à sa grande sœur, Isabel. Pas de réponse. « Pourquoi il la tue ? » insiste Ana auprès de sa grande sœur qui finit par lui promettre de lui répondre plus tard. Le soir, alors qu’elles sont blotties dans leurs lits, Isabel explique à Ana que ni la petite fille ni le monstre ne sont vraiment morts, que tout est faux au cinéma. La preuve ? Isabel jure avoir aperçu le monstre en train de roder près d’une bâtisse abandonnée au milieu des champs. Comme Ana ne fait pas la différence entre le réel et la fiction, elle ne doute pas une seconde des mots de sa sœur. Puis la petite fille sent au fond d’elle-même qu’il y a là un mystère à percer, un secret qui est celui des adultes, sans doute celui de sa mère qui écrit inlassablement des lettres à son frère, un soldat républicain qu’elle croit exilé en France.

L’esprit de la ruche raconte l’expérience fondamentale et fondatrice d’une petite fille face aux mystères de l’existence quotidienne. Silencieuse, Ana est à l’affut du moindre geste, du moindre bruit, du moindre bruissement de vent dans les arbres qui viendrait l’aider à mieux comprendre les blessures et les tourments que les adultes refusent obstinément de nommer.

Lorsque Ana trouve un soldat blessé caché dans la vieille bâtisse dont lui avait parlé sa sœur, la petite fille ne pose pas de questions. Elle ne reconnait pas l’homme mais elle reconnaît la blessure. Cette blessure c’est la marque de ce que l’humain fait à l’humain, la marque de Frankenstein, la marque de nos pulsions violentes et d’un progrès technique qui n’est en réalité qu’un triomphe de la mort.

L'esprit de la ruche

Si le cinéma est l’art de l’enfance, c’est parce que c’est l’art de ceux qui veulent savoir, de ceux qui veulent s’approcher au plus près des mystères de l’humain. Si le cinéma est l’art de l’enfance, c’est aussi parce que c’est l’art majeur de l’empathie. Face au soldat, Ana comprend instantanément qu’elle est du côté des blessés et des dominés, du côté de ceux qui n’ont pas le pouvoir, de son côté à lui. Si, comme La nuit du chasseur, L’esprit de la ruche va au cœur de ce que peut le cinéma, c’est parce qu’il se place non seulement du côté de l’enfance mais aussi du côté du conte, c’est-à-dire du côté de la symbolique des images.

« Il était une fois… » peut-on lire sur le carton en ouverture de ce film tourné en 1973. Dès le début, Victor Erice nous montre une Espagne qui n’est plus, un pays qui est celui de sa propre enfance. L’esprit de la ruche est donc un exercice de mémoire, mais aussi une tentative de faire revivre les morts, des ressusciter les sensations et les fantômes du passé.

« Je n’ai pas vu le temps passer » disent souvent les spectateurs à la sortie du cinéma pour se féliciter d’avoir été happés par un film. Face à L’esprit de la ruche, on sent passer chaque seconde et c’est absolument merveilleux. On sent à chaque instant battre notre pouls qui nous dit que nous sommes en vie et aussi que nous sommes mortels. On sent l’enfance qui s’estompe et les souvenirs qui reviennent. Et tout ça nous rappelle ce que le cinéma a de si particulier à nous offrir : une expérience du temps. S’asseoir dans une salle de cinéma, c’est accepter, de rentrer dans une temporalité parallèle, dans un temps qui n’est pas celui du monde extérieur mais celui d’une intériorité. S’asseoir dans une salle de cinéma c’est partir en croisière vers des mers inconnues, c’est faire un voyage immobile dont nous ne connaissons pas l’issue.

Au moment où j’écris ces lignes, les salles de cinéma sont fermées et l’on est en droit de se demander ce que va devenir le cinéma, ce que va devenir ce rapport si particulier au temps que nous offre la salle. Dire que nous avons besoin de la salle de cinéma, c’est dire que nous avons besoin de contempler le monde comme le fait la petite Ana dans L’esprit de la ruche, en nous échappant ne serait-ce qu’un instant de cette voracité consumériste qui voudrait que tout aille toujours plus vite. Assis dans l’obscurité, on scrute comme Ana les ombres qui s’agitent devant nous dans l’espoir qu’elles veuillent bien nous confier leur secret. Comme Ana, nous savons qu’elles ont encore tout à nous apprendre.

Mikael Buch

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