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L’AVVENTURA

Anna et Sandro sont en couple, le mariage est prévu, mais Anna n’est pas heureuse. Ils partent en croisière sur la Méditerranée avec un groupe d’amis, dont Claudia, la confidente d’Anna, et accostent sur une petite île rocheuse et déserte. Anna disparaît. Alors que les recherches s’organisent, Claudia et Sandro sont peu à peu attirés l’un par l’autre.

CRITIQUE DU FILM

Monica Vitti ! La disparition récente de l’égérie de Michelangelo Antonioni a fait remonter à la surface des images de son visage, tour à tour souriant, angoissé, rayonnant, à jamais ancrées dans notre mémoire cinéphilique. La comédienne, qui avait mis un terme à sa carrière en 1992 alors qu’elle était atteinte de la maladie d’Alzheimer, est décédée à l’âge de 90 ans. Si elle avait déjà tourné auparavant, c’est véritablement L’Avventura qui l’a fait connaître dans le monde entier. Et qui a également lancé la grande période de la carrière du réalisateur italien, qui était à l’époque son compagnon.

Peu de films ont bouleversé à ce point le langage cinématographique et redistribué les cartes. Difficile aujourd’hui, à notre époque de saturation des images et d’explosion des codes narratifs, de mesurer réellement l’apport de ce que l’on a opportunément nommé « la modernité au cinéma ». Il faudrait pour cela se téléporter lors de sa sortie en 1960. La forme dominante en vogue alors laisse encore une large place à une forme de narration classique (Les 7 mercenaires, Spartacus, Le Trou…), quoique d’aucuns commencent déjà à s’émanciper de certaines règles (Psycho, La Dolce vita, À bout de souffle l’année précédente…).

Pour sortir du schéma narratif dominant, il faut prendre le risque d’aller à l’encontre des attentes du public. En cela, Antonioni ne sera pas déçu tant son film sera rejeté lors de sa première projection à Cannes, avant d’être défendu par un groupe d’écrivains et d’artistes et de remporter finalement le prix du jury.

L'avventura

Perte de sens

Un peu comme dans le Psycho sus-cité, un des personnages principaux (ici Anna) disparaît assez tôt dans le film, pratique déjà inhabituelle en soi, mais radicalisée par l’effacement progressif de l’enquête. Pour Antonioni, la disparition n’est pas la figure imposée et usée jusqu’à la corde par le polar. Tout du moins, elle semble l’être à première vue jusqu’à ce que le spectateur se rende compte que ce n’est qu’un prétexte qui ne peut mener, par la non-élucidation du mystère, qu’à la perte de sens. On ne saura pas pourquoi Anna a disparu, et ce n’est pas ce qui intéresse le réalisateur. Les personnages sont en quête de réponses à leur propre détresse. Et le fil narratif qu’Antonioni tisse trouve tout son intérêt dans l’utilisation des images et du son, donc par des moyens cinématographiques propres, et non pas hérités du théâtre ou de la littérature.

Quelques exemples : quand Anna disparaît sur l’île, le soleil se voile et le temps devient agité, comme si c’était la fin de l’insouciance. Dans toute la première partie du film, alors qu’ils cherchent Anna, les personnages errent sur l’île déserte, comme aspirés par les vagues et le vent, perdus en eux-mêmes. Par la suite, alors que les recherches se poursuivent ailleurs, ils sont confrontés à la vacuité du monde. Lors d’une séquence saisissante, Sandro et Claudia arrivent en voiture dans un village sans habitants, où leurs voix résonnent dans le vide, où les bâtiments en colonnades évoquent les tableaux mystérieux de Giorgio De Chirico. L’architecture ne trahit pas la trace de l’homme dans le paysage, mais plutôt l’inverse, son absence. Tout comme l’absence d’Anna met Sandro et Claudia face à eux-mêmes. En somme, retrouver Anna n’a pas tant d’importance que ça. Sandro la recherche mais sans grande conviction, et Claudia se sent coupable quand elle est attirée par le compagnon de son amie mais dépasse plus ou moins sa culpabilité en laissant ses sentiments pour lui s’intensifier.

Le système narratif mis en place par Antonioni se rapproche d’un paysage mental : ce qui entoure physiquement les personnages reflète en partie ou totalement ce qu’ils ressentent. La figure du miroir, omniprésente, ne renvoie qu’au vide intérieur. La musique de Giovanni Fusco, par petites touches, radicalise la sensation d’étourdissement, de vertige face à la vacuité du monde. Le contrat avec le spectateur s’en trouve bouleversé : de simple témoin assistant habituellement au déroulement d’une intrigue, il est poussé à entrer en empathie avec Claudia, Sandro et Anna, qu’ils se montrent lâches, perdus ou cruels. L’Avventura nous invitent à nous montrer disponibles.

L'avventura

Cet ajustement de l’accord narratif tacite demande certes au spectateur de perdre ses réflexes. À la première vision, le film peut paraître long, voire décousu. En le revoyant, il trouve une logique imparable, et chaque scène a sa place dans une narration équilibrée. Comme l’a dit Antonioni lui-même : « Les films ne doivent pas être expliqués. Un film doit modifier la faculté de perception du spectateur. Il doit lui apprendre à mélanger images, sons et idées pour qu’ils deviennent une expérience unie lui permettant de profiter de l’être interne du film. »*

Acte fondateur

L’Avventura est l’acte fondateur du cinéma antonionien. Le réalisateur y trouve une forme de beauté et de poésie qui lui est propre, tout en faisant preuve d’une liberté et d’une générosité rares. Liberté du geste d’un artiste qui n’a rien à faire des conventions. Générosité d’avoir trouvé une forme d’art universelle, mettant à profit comme jamais les outils du cinéma dans un langage nouveau non pas hermétique, comme certains l’ont décrit à l’époque, mais au contraire ouvert sur l’intériorité des personnages. Il trouve un nouvel accès vers cette intimité universelle, en mettant de côté le superflu, en allant, à l’image d’un Robert Bresson mais par un moyen différent, directement à l’essentiel.

Comme on dit de certains groupes qu’ils ont influencé des générations entières de musiciens, le même phénomène est à l’œuvre au cinéma. À l’instar de L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais (1961), L’Avventura a ouvert une nouvelle voie dans laquelle de nombreux cinéastes se sont engouffrés. Autant Resnais avait brisé la frontière entre rêve et réalité, autant Antonioni a relégué la sacro-sainte intrigue au second plan pour se focaliser sur l’intériorité psychologique. De Chantal Akerman (Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles) à Gus Van Sant (Gerry), ils sont nombreux à avoir retenu la leçon.


*citation tirée du Blu-Ray édité par Criterion



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