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INHERENT VICE

L’ex-petite amie du détective privé Doc Sportello surgit un beau jour, en lui racontant qu’elle est tombée amoureuse d’un promoteur immobilier milliardaire : elle craint que l’épouse de ce dernier et son amant ne conspirent tous les deux pour faire interner le milliardaire… Mais ce n’est pas si simple… C’est la toute fin des psychédéliques années 60, et la paranoïa règne en maître. Doc sait bien que, tout comme « trip » ou « démentiel », « amour » est l’un de ces mots galvaudés à force d’être utilisés – sauf que celui-là n’attire que les ennuis. 

Rencontre de virtuoses

Paul Thomas Anderson est un homme de défis. Non content d’avoir adapté (et de quelle manière) Upton Sinclair et son roman Oil ! pour le grand écran (There Will Be Blood, 2007), PTA s’est attelé à une autre figure totémique, plus contemporaine, de la littérature outre-atlantique en la personne de Thomas Pynchon. Étroitement lié au courant post-moderniste, dont il est l’une des plumes les plus remarquables et insondables, Pynchon est l’auteur d’une œuvre profuse et follement créatrice. Pourtant (probablement du fait de la densité effarouchante de ses écrits), il n’avait jamais été appréhendé par le septième art avant qu’Anderson ne s’empare de son Inherent Vice, publié en 2009. La rencontre de ces deux virtuoses aussi fantasques qu’exigeants avait de quoi réjouir, en même temps qu’elle interrogeait sur son résultat.

Pour interpréter son détective au regard hagard et aux rouflaquettes audacieuses, PTA retrouve Joaquin Phoenix, qu’il avait déjà fait tourner dans son film précédent The Master (2012) où Phoenix jouait un vétéran de la Seconde Guerre mondiale en perte de repères à son retour du front. Avec Inherent Vice, situé au début des seventies, Anderson poursuit sa dissection des âmes égarées dans une autre période de mutation pour l’Oncle Sam, alors que la rêverie hippie connaît des lendemains douloureux. Les exactions de Manson et de sa family (cités à plusieurs reprises dans le film) viennent mettre à mal les espoirs de paix et fraternité d’une génération, bientôt confrontée aux vicissitudes économiques et autres chambardements politiques. Représenter le chavirage d’un pays dans le grain bain du néo-libéralisme : l’ambition du projet aurait pu faire frémir n’importe quel réalisateur (même le plus confirmé) mais, on vous l’a dit, Anderson est un homme de défis.

TOUR DE VICE

Il fallait aimer les défis pour filmer cette lente agonie collective et y déceler les quelques pulsions de vie qui subsistent, lesquelles tiennent bien souvent de la fantasmagorie visuelle et auditive. Le travail de Robert Elswit, directeur photo attitré d’Anderson depuis ses débuts, est en tous points remarquable et parvient à transposer finement à l’écran les derniers feux d’une époque volontiers tapageuse en même temps qu’une lumière criarde annonçant le pénible retour à la réalité. La première scène est symptomatique de ce télescopage esthétique, où l’on voit Sportello baigner dans un bleu électrique tandis que son ancienne petite amie (Katherine Waterston) se tient dans la lueur nue du soleil déclinant. La voix-off, lancinante à souhait, nous parvient dès lors en reprenant quelques lignes du roman originel et, si elle n’aura pas la prétention de faire avancer le récit, contribuera largement à la création d’ambiances planantes tout à fait bienvenues. 

Car c’est le film entier qui semble atteint d’une vaste hallucination dont il ne ressortira jamais réellement. D’abord, parce que le personnage central est un inconditionnel de la fumette et de substances diverses qui ne s’encombrent d’aucune forme de légalité et tendent à éloigner son esprit de toute vérité immuable et sensée. Ensuite, et surtout, parce que le scénario prolonge cet état d’imperméabilité en multipliant intrigues et personnages (on en compte pas moins de 130 dans le livre de Pynchon) sans ressentir le besoin de les introduire comme l’exigerait une narration classique. Se présentent ainsi sur le chemin de Sportello un gang de motards nazis, un dentiste libidineux (Martin Short) ou encore un saxophoniste revenu d’entre les morts (Owen Wilson), dont le seul point commun semble être un rapport plus ou moins proche avec le Golden Fang (dont le sens est lui-même à définir). Autant prévenir : vous ne comprendrez pas tout à Inherent Vice (en tout cas, pas dès son premier visionnage) ; une fois intégrée cette idée, vous serez prêt pour le grand trip.

Celui-ci parcourt les rues d’un Los Angeles spleenétique dont ressortent, paradoxalement ou non, assez peu de prises de vue en extérieur. Les scènes s’enchaînent avec une aisance déroutante dans une série de décors quasi-interchangeables et contribuent à l’étrange linéarité du film. Les mots de la narratrice Sortilège (c’est son nom) incarnent à eux seuls la douce amertume d’une mégalopole en renouvellement perpétuel, condamnée à dévorer ce qui est à sa portée pour satisfaire des besoins croissants. La mélancolie ambiante se diffuse jusqu’aux somptueuses compositions musicales de Jonny Greenwood (guitariste de Radiohead) et aux balades mélancolique de Neil Young, qui achèvent de ressusciter les vestiges d’une époque dorée mais désormais révolue.

« GOD HELP US ALL »

Derrière la façade de l’enquêteur officieux/déjanté, qui le rapproche d’un certain Lebowski (avec lequel ils partagent pratiquement le même surnom), le « Doc » Sportello est avant tout un individu en mal de certitudes. Le recours aux drogues n’est pour lui qu’un medium pour venir canaliser des interrogations constantes, qu’il parvient à dissimuler derrière une décontraction d’apparat (« Thinking comes later » lâche-t-il à son ex, comme un mantra). Beaucoup de ses questions demeurent sans réponse, à son grand désarroi, et ne font que prolonger son état d’anxiété. Lui qui pourrait passer – par sa nature et sa fonction – pour le personnage le plus instable et imprévisible du récit, devient, au fur et à mesure de ses rencontres, le révélateur de la folie de ses contemporains. À commencer par Bigfoot (Josh Brolin), vieille connaissance chez les forces de l’ordre, qui brille par un cynisme qui n’a d’égal que sa névropathie.

Même s’il est essentiel dans le dispositif scénaristique du film, Sportello est davantage porté par les événements qu’il n’influe réellement sur eux. La chance, ou le destin (le film est traversé de digressions astrologiques), lui permet de se trouver au bon endroit au bon moment – bien souvent à ses dépends. Il ne peut que constater qu’il n’est qu’un pion à la merci de forces obscures qui le dépassent. Il devra dès lors accepter de demeurer en dehors des grands bouleversements psycho-sociaux de son temps, dont il n’est qu’un spectateur dépassé et qui l’abandonne à son sort. À ce titre, les stupéfiants sont pour lui l’occasion de faire un pas de côté, de se marginaliser, pour mieux contempler une société en pleine dérive Dans cette grande machine à broyer les hommes, Sportello devient un inherent vice, qui n’est pas seulement le ‘vice caché’ tel qu’il est parfois traduit mais un vice inévitable, car faisant parti intégrante du système dont il est issu.

Malgré son ton désenchanté, voire carrément pessimiste, Inherent Vice n’en reste pas une parodie savoureuse de film noir du Nouvel Hollywood (l’occasion de rappeler que PTA est un fervent admirateur de Robert Altman). Les juifs côtoient des nazis, qui eux-mêmes n’hésitent pas à s’allier avec les Black Panthers contre le gouvernement, et les flics sont davantage occupés à faire des bonds dans la piscine du disparu que de se lancer à sa recherche. Devant tant de cas désespérés, Doc adopte un flegme immuable – momentanément perturbé par la photo d’une enfant ravagée par les effets de l’héroïne. L’interprétation de Phoenix, tantôt amusant, tantôt inquiétant, est (une fois n’est pas coutume) remarquable de sobriété et de justesse. Il parvient à éviter le cabotinage malheureux souvent de mise pour les rôles de drogué et se tient à exprimer sans éclat les rares émotions qui traversent son visage ravagé.

Film le plus radical de son auteur, Inherent Vice n’en demeure pas moins épris d’une douceur et d’une sensibilité désarmantes. En se plaçant du côté des misérables qui assistent aux derniers soubresauts d’une époque vouée à disparaître, Paul Thomas Anderson explore la possibilité d’une expiation et, pour cela, écarte tout effet ostentatoire. Son récit joue constamment sur les rejets (pas de climax, pas de tour de force narratif ou graphique) pour mieux saisir ce qu’il reste du mythe national lorsque celui-ci est ramené à un seul être. La grande réussite d’Inherent Vice passe par cette vue en biais de l’Histoire, qui rappelle qu’avant d’être un esprit en quête de sens, l’être humain sera toujours attiré par le scintillement d’une dernière extase. 



#LBDM10ANS




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