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INDES GALANTES

C’est une première pour 30 danseurs de hip-hop, krump, break, voguing… Une première pour le metteur en scène Clément Cogitore et pour la chorégraphe Bintou Dembélé. Et une première pour l’Opéra de Paris. En faisant dialoguer danse urbaine et chant lyrique, ils réinventent ensemble le chef-d’œuvre baroque de Jean-Philippe Rameau, Les Indes Galantes. Des répétitions aux représentations publiques, c’est une aventure humaine et une rencontre aux enjeux politiques que nous suivons : une nouvelle génération d’artistes peut-elle aujourd’hui prendre la Bastille ?

CRITIQUE DU FILM

« Je crois que Leonardo [Garciá Alarcón] et Clément [Cogitore] ont accepté ce pari de faire le premier opéra baroque à Bastille et proposer une production qui a surement dû beaucoup déstabiliser la critique […] c’est surement un peu compliqué pour eux d’écrire ce soir » déclare-t-on à la fin de la première représentation publique des Indes galantes remaniées par Clément Cogitore (Ni le ciel ni la terre, Braguino). Une tâche en effet délicate d’écrire sur l’opéra, qui se télescope sur le film de Philippe Béziat. Mais ce n’est pas tant le brassage des codes du spectacle qui décontenance, que le vertige des sujets qu’il brasse, et la maestria avec laquelle Cogitore comme Béziat orchestrent leur travail. 

Car Indes galantes, le documentaire comme l’opéra, sont le fer de lance d’une idée. Celle du mélange de danses urbaines, de les placer là où elles ne sont d’ordinaire pas vues, une irruption sur la scène de l’Opéra de Paris, à Bastille. Des corps en mouvements, vaisseaux d’un héritage sous le signe des dominations, se mélangent alors aux arts lyriques pour ne former qu’un tout, pour dire la lutte, pour dire l’éruption.

CORPS, DÉCORS, ET MAGMA

Béziat ambitionne de porter à l’écran cette dimension de brassage, de « carrefour » que constitue non seulement Les Indes galantes de Jean-Philippe Rameau, mais aussi sa relecture par Cogitore. Ce « Ballet héroïque », témoin d’un exotisme romantique est divisé en 4 entrées, qui racontent les quatre coins du monde, au prisme des peuples indigènes rencontrés par les Occidentaux. Réactualisé, ces quatre coins du monde s’incarnent désormais au sein d’un même espace, une même scène, celle de la ville. C’est là que réside la singularité des Indes galantes que Cogitore imagine, illustrer cette rencontre entre l’indigène et l’occidental, par celles entre différences danses, au chant opératique et à la musique classique. 

Se mêlent alors krump, voguing, posing, flexing, etc. Un agrégat de danses déjà hétérogènes, qui trouvent leur union dans ce qu’elles incarnent. Des mouvements chaotiques, nerveux, dont on saisit pourtant tout ce qu’ils supposent de retenue physique, qui portent une histoire : celles de peuples, de racines, desquelles on se sent plus ou moins proches, celles de ceux que l’Occident a appelé « sauvages ». Le rapport de forces entre l’Occident et les descendants de ces peuples a changé, non pas de sens mais de nature, notamment dans l’omniprésence des forces de l’ordre, c’est ce qu’entend raconter Indes galantes. De cette pluralité de danses nait une matière unie, brute, que met en scène Cogitore. Béziat prolonge cette idée dans le documentaire, notamment en ouverture, où les présentations des danseurs, d’abord cacophonique, laissent place progressivement à une harmonie des vécus. 

Indes galantes

La cohésion entre « le monde des danseurs » et « le monde de l’opéra » tient aussi au travail de Philippe Béziat. Suivant le projet dans la longueur, des premières auditions aux premières représentations, Béziat fait aussi d’Indes galantes un vrai documentaire sur le travail. Un labeur enthousiaste et enjoué, mais un labeur tout de même, avec ce qu’il suppose de logistique pharaonique et de préparation physique. Des costumes aux machineries, du chant à la danse, en passant par la musique et les guichetiers, rien n’échappe au cinéaste qui filme majestueusement l’Opéra de Paris tantôt comme un majestueux palais, tantôt comme une vivifiante ruche, un microcosme où se jouent sur scènes les enjeux de pouvoirs et de représentations modernes.

La quête d’unité entre ces différents corps, sociaux comme artistiques, est au cœur du projet des Indes galantes. Par le déploiement de leur énergie cinétique, les danseurs prennent la Bastille, suscitant la fascination des artisans traditionnels de l’opéra. Une fascination réciproque pour ces danseurs qui découvrent un monde qui leur était étranger, avant de faire corps avec et de se l’approprier. Cogitore parle à plusieurs reprises du caractère « éruptif » de ses Indes galantes. Comme si sa pièce était pensée comme le grondement d’un volcan, duquel surgirait un magma surpuissant, fusionnant n’importe quelles matières entre elles, et emportant inéluctablement tout sur son passage. Une harmonie qui passe par l’opéra, mais qui se joue également dans la mise en scène de Béziat, à l’instar de cette scène où une des danseuses évoque les chants traditionnels de sa tribu amérindienne, que l’on entend alors, puis qui se mêlent avec les chants lyriques de l’opéra, créant un nouveau son. Un magma sonore et culturel. 

Indes galantes va au-delà des intentions de Clément Cogitore et de ses équipes. S’il les corrobore dans sa mise en scène, Béziat, habitué aux captations d’opéras, sait saisir la puissance des corps sur scène. En témoigne, en ouverture, un ahurissant plan-séquence où la caméra virevolte au plus près des corps des danseurs. Ou encore quand, à la fin du film, il nous octroie quelques captations de l’opéra sur scène, dont on saisit alors tout le chaos orchestré, alors que les mouvements aux allures de transes prennent une sublime place sur grand l’écran.

Le documentaire laisse libre cours aux corps, aux esprits, donnant sans cesse la parole aux travailleurs derrière les Indes galantes mais également les enjeux du public – et notamment de la dissonance avec la critique. Sa très intelligente didactique et sa mise en scène étourdissante n’en finissent plus de fasciner durablement les spectateurs, conscient de ce qui se trame derrière le rideau : un passage fugace certes, mais conçu pour marquer les esprits.

Bande-annonce

23 juin 2021De Philippe Béziat




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