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ILO ILO

A Singapour, Jiale, jeune garçon turbulent vit avec ses parents. Les rapports familiaux sont tendus et la mère, dépassée par son fils, décide d’embaucher Teresa, une jeune Philippine. Teresa est vite confrontée à l’indomptable Jiale, et la crise financière asiatique de 1997 commence à sévir dans toute la région…

SINGAPOUR TOUJOURS

Singapour est une nation pour le moins atypique. Si elle a une identité chinoise indéniable, c’est une société multiculturelle qui a fait le choix dans les années 1970 de se tourner radicalement vers l’Occident. Le premier stigmate de ce choix réside dans le choix de l’anglais comme langue officielle au détriment du mandarin, destiné petit à petit à disparaître de l’espace public. Cette décision est avant tout économique, le dynamisme économique étant considéré comme lié à l’exercice de la langue anglaise. Dans un tel contexte il est peu étonnant que le cinéma de l’île soit presque inexistant avant l’émergence d’Anthony Chen en 2013 et son premier long-métrage de fiction Ilo Ilo. Au moment de la sortie du film il n’a que 28 ans et désespère qu’on raconte des histoires propres à son pays, destiné à ne voir projeté que des fictions étasuniennes plus conformes aux idéaux ultra-libéraux des dirigeants singapouriens. Ce premier film est avant tout l’occasion pour lui de parler de sa relation à Singapour, et des multiples spécificités de cette jeune nation, si éloignée de la voisine chinoise encore engluée dans ses contradictions entre libéralisme et communisme.

Si l’histoire peut paraître convenue, une jeune femme au pair conquiert la confiance et l’amour de son jeune protégé à force de patience et de courage, c’est avant tout l’étude d’une société en crise que fait Anthony Chen. S’il est évident que la jeune femme, Teresa, vient des Philippines pour gagner un argent qui lui manque, l’intrigue nous révèle que la crise économique de la fin des années 1990, période où se déroule le film, touche toutes les classes sociales. Il est tout d’abord question d’apparences, cette famille de la classe moyenne embauche une jeune femme d’un pays jugé inférieur économiquement, pour aider aux tâches ménagères, mais aussi pour prouver au monde extérieur sa prospérité. Propriétaires de leur logement, manifestant des signes extérieurs de richesse, cette famille affiche une certaine réussite sociale que symbolise Yeo Yann Yann, mère de famille enceinte de son deuxième enfant et figure intransigeante dans le couple qu’elle forme. Son mari lui montre très rapidement une fragilité qui aboutit à sa précarité professionnelle, perdant sa place et exposant son foyer au déclassement.

Ilo Ilo
C’est en effet de cela dont il est question dans Ilo Ilo, du rôle que chacun tient dans une hiérarchie très verticale, mais qui menace de s’effondrer par une remise en cause des statuts de chacun. La mère de famille est une secrétaire qui rédige les notifications de licenciement des autres employés. Même enceinte de plus de six mois elle continue à faire des heures supplémentaires, toujours plus nombreuses, pour ne pas être la prochaine sur la liste. Ici encore elle se doit de maintenir le visage de quelqu’un qui ne perd pas le contrôle et reste du bon coté de la machine à broyer que représente une économie en crise comme celle de l’Asie du Sud-est à la fin du XXème siècle. Pour en arriver là elle se coupe de son époux, ainsi que de son fils qui devient plus proche de celle qui passe tout son temps avec lui, c’est à dire Teresa, qui a elle-même du laisser son bébé à sa sœur restée au pays.

Cette conjonction de difficultés constitue la moelle du film qui dissèque avec beaucoup de subtilité tout ce qui périclite dans un monde fondé sur la notoriété et l’ascension sociale. La violence des rapports sociaux est tapie au creux de chaque scène, la souffrance et l’hypocrisie étant dépeinte différemment selon les personnages. Anthony Chen est sans concession dans son portrait de son île, qui constitue un personnage à part entière de son univers. Tout comme dans son second film Wet Season, il souligne tout ce qui enlaidit et déshumanise Singapour. Ici aussi la langue est un élément qui raconte ce que sont les personnages. Plus on parle anglais sans accent, et plus on est haut dans la société, célébré comme un élément important et louable. L’alternance des langues parlées est un des éléments troublants du film, si l’on parle chinois à la maison, c’est bien en anglais qu’il faut s’exprimer au travail et l’école. C’est également la langue dans laquelle s’exprime Teresa avec la famille, pont entre les cultures au delà même de l’angle économique.

Ilo Ilo
Ce portrait d’une société malade souffrant à tous ses niveaux d’une crise très grave met d’une certaine façon Singapour sur la carte du monde cinématographique. Anthony Chen dévoile plus que sa propre relation compliquée avec son pays, il lui permet d’exister avec sa propre voix dans toute sa complexité mais aussi dans ses contradictions. La situation de cette famille typique du Singapour de la fin des années 1990 rejoint les inquiétudes que l’auteur nous avait relaté l’an passé en entretien pour la sortie de Wet Season. Ils ne savent plus trop où se situer face à ce climat toujours plus anxiogène, rejoignant les pensées d’un Anthony Chen qui raconte son amour contrarié d’une nation qui l’a perdu en chemin mais qu’il se refuse à totalement abandonner, la racontant au mieux de ses capacités de cinéaste. Caméra d’or en 2013 au festival de Cannes, ce touchant récit semble lui avoir permis de dire Singapour avec beaucoup de talent.


#LBDM10ANS




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