Heat

HEAT

Carte blanche est notre rendez-vous pour tous les cinéphiles du web. À nouveau, Le Bleu du Miroir accueille un(e) invité(e) qui se penche sur un thème cinématographique ou audiovisuel qui lui est cher. Pour ce quarante-huitième rendez-vous, nous accueillons parmi nous Alexis Roux, critique cinéma et série pour Culture aux trousses et pour So Film. Il a choisi pour sa Carte blanche de nous exposer ses sentiments sur un classique du cinéma d’action des années 1990, le grand Heat de Michael Mann, toute première confrontation entre les deux monstres hollywoodiens Al Pacino et Robert Deniro, après des décennies à se tourner autour sans jamais se rencontrer.

Carte Blanche à… Alexis Roux

Heat
C’est l’histoire d’une rencontre. Celle de Vincent Hanna, policier retors et infatigable (Al Pacino) et de Neil McCauley, braqueur taciturne et méticuleux (Robert De Niro). Depuis que le premier traque le second, les deux hommes vivent sur la brèche, de jour comme de nuit, sans compter les heures, évoluant à tâtons dans un monde marginal et violent. Quand les deux trajectoires se rejoignent enfin, c’est pour s’offrir une trêve inattendue, une parenthèse exclusivement dialoguée et portée à bras-le-corps par ses deux interprètes transcendés.

Si la fameuse scène du diner est devenue au fil du temps aussi emblématique, c’est parce qu’elle expose, outre l’aspect le plus ouvertement publicitaire du film (les deux poids-lourds historiques de l’Actor’s Studio enfin face-à-face), les enjeux psychologiques qui le structurent. C’est une dualité paradoxale qui, dans un même mouvement, oppose Neil et Vincent (l’un ne vit que pour faire respecter la loi, l’autre n’existe que pour l’enfreindre) autant qu’elle les lie dans une même malédiction. Incapables de se conformer au monde extérieur, ces deux âmes en souffrance ont créé un univers à l’image de leur psyché tourmentée, régi par leurs codes et leur logique. Il faut voir avec quelle subtilité confondante Michael Mann évacue le décor et ceux qui le peuplent au fil de la discussion : la caméra se rapproche de plus en plus et la rumeur incessante de la foule disparaît.

Bientôt, ne reste plus à l’écran que ces deux fantômes, écrasés par le poids d’une même obsession solitaire. Une caractérisation qui traduit la portée autobiographique de Heat. Comme ses personnages, Michael Mann évolue en décalage d’un système qu’il ne comprend que partiellement et aux yeux de qui il est un éternel outsider. Un control freak total doublé d’un maniaque du détail en quête perpétuelle d’une authenticité exacerbée – il a fallu de nombreuses années de recherche pour élaborer le film, au cours desquelles il a côtoyé de réels policiers et criminels. Arrivé trop tard pour bénéficier de la liberté créatrice du Nouvel Hollywood, le cinéaste aura lutté toute sa vie contre la frilosité des financiers et l’accueil souvent sévère du public. Il va sans dire que ce parcours du combattant perpétuel est à l’origine de la mélancolie constante qui habite la filmographie de Mann, et même par moments ses expériences télévisuelles (cf. les longues déambulations nocturnes de Deux Flics à Miami sur fond de synthpop atmosphérique).

À leur manière, Neil et Vincent sont aussi des cinéastes qui se fabriquent un monde sur mesure, espérant y trouver l’espace nécessaire pour concrétiser leur vision. Chacun a une fonction précise dans leur microcosme et ceux qui ne se résignent pas à suivre leur « rôle » en seront éjectés, tôt ou tard (cf. l’issue douloureuse du personnage de Natalie Portman qui entérine la destruction du foyer de Vincent). C’est toute la profondeur de cette relation-miroir que la scène synthétise autant qu’elle entérine le duel à mort qui finira par les opposer. À ce titre, la séquence en évoque une autre, nettement moins célèbre mais toute aussi virtuose, elle aussi bâtie sur un élémentaire champ-contre champ. Alors que la bande de Neil pénètre dans un entrepôt par effraction, le truand comprend que Vincent et ses hommes sont en train de l’épier. Géographiquement séparés, les deux hommes se voient soudain réunis par un effet de montage qui suspend le cours du temps. Une pure image de cinéma.

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On peut alors se demander pourquoi l’image la plus culte d’un film policier d’action soit un simple échange verbal. Bien sûr, Mann fait preuve d’un savoir-faire à toute épreuve dès lors qu’il s’agit de verser dans le spectaculaire. Découpées au cordeau, millimétrées à l’extrême, les scènes d’action pure traduisent une inspiration surprenante, celle de Jean-Pierre Melville (dont l’aura se faisait déjà sentir dans Thief, premier long du cinéaste dont les interminables séquences de casse muettes rappelaient Le Cercle Rouge). En bon démiurge qui se respecte, Mann fait du temps une matière élastique qu’il étire jusqu’à la rupture, hissant la tension jusqu’à des hauteurs insoutenables. Mais si les scènes d’action sont virtuoses, elles n’en demeurent pas moins sporadiques. Le cœur battant de Heat n’est pas à chercher dans la pyrotechnie, mais dans ses nombreux à-côtés.

Profitant de la longueur de son récit (rares sont les films du genre à frôler les trois heures), Michael Mann multiplie les rencontres, les flottements, les non-dits pour rendre compte au mieux des petites subtilités qui marquent nos vies, parfois aussi intensément qu’une fusillade sanglante. Un sourire qui trahit un cœur brisé, un regard qui cherche un ailleurs, un geste imperceptible qui condamne à l’exil… Le film puise dans l’infime une poésie humaine dévastatrice, soutenue par la bande-son qui mêle musiques préexistantes et compositions planantes d’Elliot Goldenthal. Tout dans l’image transpire une détresse sourde, des nuits américaines oniriques aux longs travellings qui révèlent le vide oppressant du décor jusqu’à l’horizontalité vertigineuse de la ville. Une architecture dont Mann a bien compris toute la dimension carcérale, impossible à surmonter. L’action elle-même est à appréhender sous cet angle tourmenté, renouant avec l’imaginaire du cinéma américain des années 70 et ses archétypes burinés. Ici, les objectifs sont dérisoires et trahissent, bien moins que l’appât du gain, le rejet d’un trop-plein de violence et le pendant suicidaire des personnages. Lorsque Neil tente de dissuader son complice Michael Cheritto (formidable Tom Sizemore) de prendre part à un casse dangereux, ce dernier lui répond par un constat sans équivoque : « the action is the juice. I’m in ».

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Au terme d’un visionnage éprouvant et cathartique, une seule question demeure : lequel des deux a gagné ? Y avait-il seulement quelque chose à tirer de cette fuite en avant ? Au mieux, l’emprisonnement dans une routine asphyxiante jusqu’à la perdition ; au pire, l’annihilation pure et simple. Lorsque le duel final, aux allures de western post-moderne, s’achève sur la victoire in extremis de Vincent, ce n’est pas une surprise, simplement la juste logique des choses. Le credo fataliste que Neil assène plusieurs fois annonçait déjà son destin poignant (« Don’t let yourself get attached to anything you’re not willing to walk out on in 30 seconds flat if you feel the heat around the corner »). Après s’être menti à eux-mêmes, Neil et Vincent se sont résignés à rester pour toujours ces figures viriles d’un autre temps, isolés de leurs congénères. Lorsque Neil choisit de dévier de sa fuite et de sacrifier son idylle au profit de son honneur de truand, il sait qu’il signe là son arrêt de mort. Quand Vincent délaisse son épouse une dernière fois et dévale quatre-à-quatre les marches d’un hôpital, il semble passer en quelques secondes de l’abattement à la jubilation, comme un drogué qui s’offrirait son dernier shoot.

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Un affrontement final qui aurait pu sacrifier la richesse d’un grand film de petits riens sur l’autel du triomphe de l’ordre sur la transgression. C’était sans compter le fatalisme sans concessions du réalisateur qui vient redoubler une mort concrète par son pendant métaphorique. Serrant la main de Neil, mourant, Vincent contemple les lumières de la Cité des Anges (l’éclairage immaculé de la piste d’atterrissage ouvrait d’ailleurs la scène vers un angle divin), avant de s’évaporer dans un fondu au noir.

C’est pour toutes ces raisons qu’il convient de voir et revoir encore l’un des derniers monuments du cinéma américain du XXème siècle. On ne fait pas le deuil d’un film d’une pareille ampleur, une tragédie épique et désabusée qui vit pour l’éternité dans l’inconscient de ceux qui en ont été les témoins. Le meilleur Michael Mann et l’un des plus grands films du monde.

Alexis Roux

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