tombeau des lucioles critique

LE TOMBEAU DES LUCIOLES

Alors que la ville de Kobé subit les foudres des bombardements, un jeune adolescent et sa petite soeur traverse un Japon en ruines dans l’espoir de fuir la mort et la destruction.

Aux sources de l’art de l’animation.

On ne présente plus le studio Ghibli. Référence absolue dans l’univers de l’animation, le studio a imprimé dans les esprits de ses admirateurs une patte graphique unique liée à ses fondateurs illustres, Hayao Miyazaki et Isao Takahata, malheureusement disparu il y a peu. Sa réputation n’est plus à faire et sa capacité à mêler les niveaux de lecture dans des histoires aussi touchantes que profondes aura marqué durablement plus d’un spectateur, notamment par le biais de l’un de ses plus illustres représentants : Le tombeau des lucioles d’Isao Takahata.

Basé sur la vie de Akiyuki Nosaka narrée dans une nouvelle semi-autobiographique, « La tombe des lucioles » (1964), ce drame de l’après-guerre est une véritable immersion dans le Japon de la Seconde Guerre mondiale. Le Tombeau Des Lucioles se construit autour des partis pris narratifs de Takahata, prolongeant avec intelligence les motivations de l’auteur originaire : faire face à sa culpabilité pour peut-être s’en libérer – écrire pour guérir. Le récit suit Seita et Setsuko, deux victimes collatérales de la guerre, arrachés à leur famille, livrent une lutte où la candeur et l’innocence font face à la brutalité de leur environnement et de leur précarité. Aisément l’un des plus durs métrages qu’ait pu produire l’animation moderne, Takahata y préfère la poésie pour sœur de l’horreur. Alors que de nombreux films de guerre puisent leur énergie dans la brutalité crue des images et des situations, c’est ainsi qu’une valse de lucioles fait écho à une pluie de bombes et que la mort de centaines de milliers de personnes rejoint la petite mort de l’innocence.

Un film profondément antimilitariste

Deux chefs-d’œuvre au traitement fondamentalement opposés peuvent se rejoindre dans leur philosophie. Ainsi va du parallèle entre ce Tombeau des lucioles et Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Bien que les évènements qui parcourent les deux films sont de natures distinctes, la trame, elle, peut aisément passer sous le prisme de l’analogie. Ainsi, alors que l’apocalypse s’abat sur les Vietnamiens à coup de napalm et déclenche le parcours initiatique du héros, ici c’est une ville entière (Kubo) qui se voit ensevelir sous les bombes et procède à l’exode de nos héros. Tout comme le Capitaine Benjamin remonte un fleuve quasiment métaphorique et rencontre l’horreur peu à peu, Seita apprend rapidement que la guerre n’a pas de visage sinon celle de l’humanité entière. Si l’ennemi sème la peur par les airs, c’est bien auprès de ses concitoyens que Seita apprend l’abjection et le rejet. Réduit à la qualité de mendiant ou de voleur par nécessité, exilé par sa famille pour avoir voulu préserver sa sœur au détriment de l’honneur de l’empire, il trouvera au creux d’une clairière aussi belle que mortifère la beauté cruelle d’une existence arbitraire.

Takahata refuse tout manichéisme. Seita n’est pas représenté comme un héros, même s’il emporte notre compassion. Il n’est pas dépourvu de bravoure ou de courage ; il est surtout un garçon perdu incapable de prendre des décisions d’adultes. Ce sont ses décisions tardives ou maladroites qui pousseront peu à peu sa sœur à dépérir. Dans cette continuité, si l’on prend la population japonaise, bien qu’elle soit montrée sous un jour peu avenant, ce serait ne pas tenir du contexte historique que de les blâmer ou les réduire au grands antagonistes de cette histoire. En temps de disette, le vol de nourriture de Seita à l’agriculteur constitue en effet un crime qui prive d’autres nécessiteux. L’accueil familial chez l’oncle et la tante de Seita peut être perçus sous le même prisme. Même si leur décision d’expulser Seita est révoltante et condamne nos héros, elle paraît pourtant compréhensible au regard du contexte. Finalement le spectateur éclairé ne pourra s’en prendre qu’à la guerre, et c’est bien là le propos de Takahata. L’humain dans son individualité est écrasé par le poids d’une guerre menée par des nations belliqueuses et qu’il n’a pas voulu. Seul l’onirisme lui reste alors pour continuer d’exister. Le Tombeau des lucioles constitue en ceci un film profondément antimilitariste, qui ne tombe jamais dans le réquisitoire facile et qui use de la symbolique subtile pour emporter irrémédiablement l’adhésion de son spectateur.

Le pouvoir du récit comme travail du deuil

En sondant la narration mise en place par Takahata, le terme freudien « travail du deuil » est probablement celui qui colle le mieux à son œuvre. Takahata à l’intelligence de mettre au cœur de son récit un fil rouge mené par les fantômes de nos héros. Plutôt que d’être symbole de trépas, ils sont surtout symbole d’espoir, baignant les épreuves d’un sourire mélancolique. Le bonheur est ainsi au bout du chemin, au-delà de la mort, au-delà de la vie. Il est à l’intersection de ses deux notions métaphysiques, au milieu du cycle de l’existence.

Le tombeau des lucioles

Temporellement, le film s’ouvre sur le bombardement de Kobé, grand port industriel et militaire qui aboutit à un énorme incendie qui détruit un quart de la ville. Le Japon capitule 6 mois plus tard. Le tombeau des lucioles se situe entre ces deux dates. Pour être plus précis, la veille de la mort du héros, le 20 septembre 1945, est décrété le « Plan général pour la protection des orphelins de guerre ». Un choix chargé d’ironie qui souligne une nouvelle fois l’étau dans lequel sont pris le héros et le spectateur.

Perpétuant cette ironie, une séquence vient se placer vers la fin du film et vient souligner le caractère inconcevable de l’histoire qui nous est contée. On y voit une famille probablement aisée revenir chez elle en face de l’abri précaire dans lequel Setsuko s’est éteinte. Alors que la musique, signe de vie, s’échappe des fenêtres à présent rouvertes, on revoit Setsuko s’affairée à ses affaires innocentes, s’affamer également, mourir enfin. Le contraste est sans appel, le constat sans mirage et même l’animation ne parvient plus à faire un barrage émotionnel.

Ce réalisme mortifère est également dû à cette même animation. L’identification des jeunes spectateurs passe notamment à travers elle. On raconte d’ailleurs que les animateurs (dirigée par Yoshifumi Kondô) se seraient inspirés, pour dessiner Setsuko, des mimiques de Brigitte Fossey lorsqu’elle jouait à cinq ans Paulette dans les Jeux interdits de René Clément (1952). Une anecdote qui explique partiellement pourquoi un jeune spectateur perçoit l’œuvre de façon beaucoup plus douce que par le prisme d’un œil adulte, et ce même au-delà de la compréhension narrative. En effet, Le tombeau des lucioles est avant tout une œuvre destinée à tous les publics parce qu’instructive, subtile et dotée d’une grande pudeur.

Une œuvre poignante en équilibre

Le Tombeau Des Lucioles est une œuvre réaliste et poignante qui se caractérise par une rare maîtrise entre réalisme et onirisme. La guerre a un visage concret (bombardement, corps jetés dans les fosses communes, maladie, etc.). Ce mélange à l’équilibre précaire nous offre une compréhension au-delà de la barrière culturelle. Cet universalisme en fait un bijou cinématographique équilibré dans son propos et son émotion.

Le tombeau des lucioles

Rétrospectivement, tout l’équilibre de l’œuvre tient dans son introduction. Takahata ouvre son tombeau sur une silhouette fantomatique et rougeâtre brûlant des feux de la guerre. La beauté visuelle nous plonge instantanément dans un temps suspendu et poétique. Puis, soudain, une voix off annonce brutalement : « La nuit du 21 septembre 1945, je suis mort… » Les couleurs palissent, deviennent crues et nous ramènent irrévocablement à la réalité de l’agonie d’un corps inerte affalé contre un pilier. Un plan réunit la silhouette du héros et le corps meurtri. Le spectateur comprend alors que la réalité et l’onirisme ne font qu’un, tout comme la silhouette et le corps. Une mise en scène qui parcourt l’ensemble de l’œuvre de Takahata, prenant violemment en étau les émotions du spectateur. Tout comme la fabuleuse scène des lucioles, qui éclaire les sourires et les souvenirs jusqu’à ce que celles-ci s’éteignent, tombent dans le tombeau et ramènent nos héros face à une image terrible, d’un réalisme éreintant, celle d’un corps désarticulé jeté dans une fosse commune, d’une âme maternelle enfouie à jamais. Des lucioles en métaphore filée qui soulignent aussi bien la fugacité de l’instant que les âmes errantes, et qui scellent la cruauté et la beauté au sein d’un même joyau.

Isao Takahata offre en quelque sorte un terme aux tourments d’Akiyuki Nosaka. En laissant son héros mourir, il lui permet de rejoindre sa sœur. Tout comme l’auteur dans sa nouvelle, il préfère laisser mourir le héros pour éviter le face-à-face avec l’énorme culpabilité qui l’a rongé pendant des décennies (l’auteur avouera notamment sans détour en interview avoir été beaucoup plus négligeant que Seita envers sa propre sœur).

Malgré la dureté de l’ensemble et de son final, Le tombeau des lucioles trouve pourtant une paix pleine de symbolisme dans son dernier plan. Les deux fantômes de nos héros contemplent ensemble les lumières d’une ville moderne et apaisée. Tout comme le soulignait encore récemment David Lowery dans son très beau A Ghost Story, tout est cycle perpétuel. L’obscurité qui ramène à la lumière, le passé qui ramène au futur, la mort qui ramène à la vie. Une cohabitation d’une intelligence profonde qui clôt le travail du deuil. Tout est contenu dans l’oxymore du titre. Un tombeau pour destination. Une luciole pour compagne.


Sources :
Analyse de Gustave Shaïmi
Le tombeau des lucioles par Hervé Joubert-Laurencin

 




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