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ENQUÊTE SUR UN CITOYEN AU DESSUS DE TOUT SOUPCON

 « Il Dottore », chef de la section criminelle, commet le meurtre de son amante. Dans un jeu pervers, il va s’amuser à laisser derrière lui des indices l’incriminant, et suit lui-même l’enquête autour de son propre crime. 

L’Etat, c’est moi.

Dans la lignée des titres à noms classieux, Enquête sur un Citoyen au dessus de tout soupçon bombe le torse. Film phare d’Elio Petri, cinéaste italien habité par son époque et fier représentant ouvrier d’une Italie tiraillée dans les années 70 entre autoritarisme d’Etat et soulèvements d’extrême gauche, il est également et heureusement de ces oeuvres dont la magnifique parure, excitant la curiosité et l’intellect pile comme il faut, de l’angle qu’il faut, vit à la hauteur de son contenu. Avant de se plonger dans l’analyse de la satire d’une Italie en proie au fantôme du fascisme et au poids monumental de l’oppression de ses institutions, Enquête… fait d’abord sourire par la ruse d’un synopsis à faire frémir d’envie le moindre amateur de thriller misanthrope.

Traditions et répressions 

Une chambre cryptique, un lit aux allures de temple sacrificiel. Peu importe l’heure qu’il est pour les deux amoureux transis (en apparence) qui y batifolent : la cité qu’ils surplombent de leur romance possède de toutes façons la lumière ambrée de la passion et les reflets mythologiques de ses formes urbaines antiques. Oui, la cité, jamais identifiée clairement dans la diégèse (bien que les inconditionnels y aient forcément reconnus leur Rome adorée) par la ruse d’un Elio Petri qui dessine là, déjà, un cadre kafkaïen qui refuse drastiquement toute identification formelle – et qui rejette déjà l’idée d’une stricte histoire de fiction. L’histoire, elle est simple : la passion tourne au meurtre lorsque l’homme, un haut fonctionnaire de police, décide d’assassiner froidement son amante, Augusta. Le mobile ? L’audace. Celle d’un policier qui va tester son système et se tester lui-même. Pour le sport. Pour la curiosité de voir si les abrutis au-dessus et en-dessous de sa hiérarchie sont capables de le coincer. Pour voir jusqu’où la toute-puissance peut plier sans rompre.

Ancien haut-flicaille chargé des affaires criminelles, “Le Docteur” est interprété par un Gian Maria Volontè dont la performance d’acteur et le charisme naturel rivalisent avec son autre grand salopard de cœur, celui du Truand de Sergio Leone. Un flic bien placé, forcément, puisque doublant des capacités intellectuelles bien au-delà du poulet sans-tête de base avec un sens moral d’une absence abyssale. Un personnage dans une étrange fusion entre nihilisme individuel et cynisme encore anachroniques à la mode Bret Easton Ellis et une proportion maladive au désir absolu de contrôle, à une telle échelle qu’elle ne se retrouve guère que dans les institutions tyranniques des organisations fascistes. On n’en connaîtra d’ailleurs jamais le véritable nom, dans la même logique d’universalisme de propos que la cité anonyme sur laquelle il guette ses proies. Les faibles, les idiots, et tous ceux qui sont désignés arbitrairement comme tels et opprimés par le pouvoir en place : les “subversifs” de tout bord, comme il est proclamé dans l’une des horrifiantes diatribes du film, pour le simple fait qu’ils cachent en eux des criminels. Et inversement. Des étudiants, des gays, des journalistes, des putes, qui remettent en question les figures d’autorité politiques ou religieuses et attaquent la plus grande valeur des régimes bourgeois : l’immuabilité par la tradition.

Attrape-moi si je peux

Enquête sur un Citoyen au dessus de tout soupçon ne serait-il donc qu’un film cynique et désabusé ? Ce serait bien mal connaître Elio Petri, dont l’écriture est entièrement destinée à poser un regard critique sur le pouvoir oppressif absolu des institutions. Tout y est inversion. En premier lieu, celle du déroulement classique du thriller ; ensuite, celle de la folie d’un personnage qui n’est plus liée à la peur d’être découvert, mais à la peur d’être ignoré. Le Docteur est un méchant de James Bond qui lutte constamment pour que ces plans diaboliques ne tombent pas dans l’indifférence générale. C’est un enfant pourri gâté, cherchant désespérément de nouveaux jouets pour mieux les fracasser contre les murs de sa chambre – l’idée du jeu se retrouve d’ailleurs dans la composition légère, aux accents ludiques et presque comiques d’Ennio Morricone, un parfait contre-point à la gravité des crimes commis et d’un terrifiant propos.

“Le Docteur” représente celui qui, dans la société, ne peut pas être hors-la-loi, puisque c’est lui qui fixe les règles. Blanc, mâle, nageant parmi ses semblables dans une valse de costumes-cravate qui tiennent lieu d’uniforme, haut-placé dans les sphères publiques du pouvoir et de la répression, il repousse chaque fois plus loin les règles de l’éthique et de la morale. L’humain n’existe plus, le personnage du Docteur non plus : bientôt, dans un changement de perception subtil et progressif pour le spectateur, Petri substitue la mise en scène d’un personnage à celui d’une institution. Point ici de culte du tueur ou d’érection du cynique : Enquête… est une satire du pouvoir, pas une complaisance du crime. “Le Docteur”, c’est l’Etat, l’institution suprême, l’oeil qui voit tout, l’enivrante bassesse du pouvoir et l’exaltation dans le contrôle. Mais sûrement pas une histoire humaine. C’est là qu’oeuvre toute la scénographie de Petri, plaçant Volontè au centre de tous les plans, légèrement plus grand et plus droit que tout le monde, légèrement en contre-plongée, toujours présent pour remplir le peu de vide des compositions d’images, tel un Diable omniscient.

Du politique au dystopique 

Alors que l’enquête suit son cours, l’étau des faits et des preuves se resserrent autour du Docteur. Il se met à douter, à suer, à perdre pied : et si le piège qu’il tend au monde se refermait sur lui ? Et si la justice existait finalement ? Et si le meurtre d’Augusta ne relevait pas seulement du jeu, mais surtout de la capacité de la jeune femme à refuser de voir Le Docteur comme une figure abstraite de pouvoir et d’en souligner les traits d’un homme comme les autres ? Pire, qu’un flic comme les autres, sentant la cire à chaussure et victime d’un syndrôme oedipien des plus benets. Le dernier flashback avec Augusta sera le dernier moment où Petri filmera son protagoniste de haut. Rarement un film aussi cynique et absolu ne se construit autant sur le doute. C’est là, la force de la satire d’Enquête… : rendre le monde si noir que l’optimisme et la justice ne peuvent conduire qu’à la folie. Les derniers moments du film versent tant dans la paranoïa de son personnage principal, paranoïa aussi destructrice et chaotique qu’inconditionnelle des régimes tyranniques, qu’on pourrait presque voir Petri virer du politique au dystopique dans une terrible parodie de tribunal.

Il y a un peu de Sidney Lumet dans la manière dont Petri fait s’entrechoquer justice et injustice, transforme les longs discours charismatiques en objets de fascination, bien plus morbides que grandioses ici, dans la veine d’un Network qui sortira 7 ans plus tard. Lumet sera d’ailleurs approché par deux fois, en 1980 puis par Jodie Foster dans les années 90 pour en réaliser un remake finalement jamais sorti des cartons. Quoi qu’il en soit, Enquête sur un citoyen au dessus de tout soupçon n’a pas besoin de vivre par comparaison ou procuration. Grâce au talent de Petri et Volontè comme deux loups encartés coco parmi la meute chrétienne-libérale, il est peut être le sommet de la satire au cinéma, trouvant son équilibre rare entre cynisme tout-puissant et distanciation salvatrice. Alors, balayé entre ombre et lumière, le spectateur est médusé par la force d’un système qui préfère sacrifier son humanité sur l’autel de l’ordre et la loi. Et devant l’autel, on se prosterne.

Enquête sur un citoyen au dessus de tout soupçon




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