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DARK CITY

Carte blanche est notre rendez-vous pour tous les cinéphiles du web. Régulièrement, Le Bleu du Miroir accueille un(e) invité(e) qui se penche sur un thème cinématographique ou audiovisuel qui lui est cher. Pour cette cinquante-deuxième occurrence, c’est au tour de Juliette Cordesse. Cette passionnée, qui officie chez nos amis de Cinématraque, s’amuse à revenir sur l’origine de ses goûts cinématographiques en évoquant l’une de ses précoces découvertes, ayant influé sur son appétence pour certains monuments de la science-fiction et ses univers baroques et gothiques.

 Carte Blanche à… Juliette C.

La cité des souvenirs

Dis-moi quels films t’ont marqué et je te dirais quel cinéphile tu es. 

Il serait amusant de chercher à retracer l’origine de nos goûts pour le cinéma en déterrant les premiers films que le hasard a mis sous nos yeux. À quel point tel univers découvert enfant a posé les bases de notre imaginaire, quelles premières émotions nous ont rendu si sensible sur tel sujet, quel visage est devenu un modèle, quelle histoire avons-nous voulu vivre et laquelle nous a fait vivre ?

Si je n’avais pas regardé Dark City d’Alex Proyas au tout début de ma cinéphilie, aurais-je tant aimé Matrix ? Les esthétiques baroques ? Gothiques ? Pourtant, j’avais presque oublié ce film avant de le revoir. Ce thème de la mémoire qui nous forme est ironiquement au cœur de l’œuvre, dialoguant avec moi et mes questionnements sur mon histoire de cinéphile, alors que je la revoyais fébrile, attendant de retrouver ce choc qui m’avait tant marquée. Des images très précises s’étaient infusées dans ma mémoire pour y rester vagues et flottantes, détachées de toute intrigue : une plongée zénithale dans une pièce aux murs couleur émeraude, des spirales de sang sur des peaux blafardes, une voix envoûtante et une robe dorée… Ce n’était pas tant l’histoire mais l’ambiance qui était restée. Peut-être est-ce là l’une des plus jolies façons de se remémorer ce film dans lequel j’avais tant envie de replonger, tout en ayant un peu peur, comme s’il s’agissait d’un lieu signifiant trop de choses. Comment ne pas alors me reconnaître dans la réplique du personnage d’Anna/Emma interprété par Jennifer Connelly, lorsqu’elle retourne sur le banc où elle a rencontré son mari – à propos des lieux vers lesquels on finit par revenir : « I thought it was more that we were haunted by them ».

Je ne peux pas le nier, Dark City m’a hantée. Pur film d’atmosphère, l’œuvre embaume l’esprit en quelques secondes avec la musique magistrale de Trevor Jones, à la fois sépulcrale, épique et futuriste où des cordes de violons se mêlent à des sons distordus, métalliques et des voix grondantes et déformées. Cette incroyable B.O se conjugue magnifiquement au design même de la ville où des lignes penchées s’entremêlent pour offrir un paysage claustrophobe, grouillant et poisseux. Le brouillard habite entièrement les rues que le soleil ne vient jamais visiter et l’introduction immédiate d’un tueur de prostituées donne l’impression d’être dans une Angleterre victorienne capiteuse qui n’a jamais réussi à réellement évoluer.

À cet entrelacs de références esthétiques – art nouveau, gothique, expressionisme, futurisme – s’ajoute un imbroglio de genres cinématographiques. Dark City est en même temps un film noir, une œuvre de science-fiction mais aussi d’action, un thriller sanglant, une histoire d’amour… Ce grand nœud de codes visuels n’est pourtant jamais indigeste, au contraire. Il est à l’image de l’intrigue où les personnages ne savent plus sur quoi se fixer, où l’essence de l’humanité n’arrive pas à être trouvée et doit être cherchée partout. Un jeune œil cinéphile ne peut qu’alors être exalté devant toutes ces formes inspirantes, devant ce bordel maîtrisé et beau qui ouvre à un champ des possibles immense.

La création d’un personnage

Dark City diffuse un amour démesuré du cinéma. Dès la fin du court générique de début avec ses spirales hypnotisantes, un traveling nous conduit dans une chambre d’hôtel en passant par une petite fenêtre ronde, un fish-eye dans lequel tangue une lumière… l’œil d’une caméra. Dans Dark City le monde n’est que choses factices, mémoires tronquées et histoires réécrites à minuit… Ne serait-ce pas un pur monde de pellicule ? L’humanité est réduite à un petit échantillon enfermé dans une ville sombre par plusieurs extraterrestres, qui chaque soir, injectent de nouveaux souvenirs aux humains afin de comprendre ce qui définit leur essence. Chaque être devient là un comédien avec un scénario différent, un nouveau personnage à interpréter.

Le personnage principal, joué par Rufus Sewell, dans cette perspective, est comme un rôle type auquel on pourrait faire jouer n’importe quoi. Son nom même, John Murdoch, est excessivement générique et il suffit de le taper sur Wikipédia pour savoir que John Murdoch est à la fois un professeur du XVIIIe, un footballeur écossais et un artiste américain réaliste. Lorsque l’on rencontre ce protagoniste, il n’est qu’une page blanche, un crâne amnésique qui erre dans la salle obscure pour se trouver une identité. C’est à la création d’un personnage que l’on assiste dans Dark City, appuyant encore ce propos méta-cinématographique. 

Dark city film

Et il en ressort une œuvre qui célèbre magnifiquement la simple portée émotionnelle du cinéma. Parce que, finalement, ce n’est pas le réalisme de l’humanité qui est à chercher, mais ce qui arrivera à rendre une intrigue touchante, un rôle émouvant. Une histoire bien architecturée, c’est cohérent, mais si l’on regarde de loin et froidement, cela ne peut rien donner de beau. Oui, on évoque souvent le high-concept du film, ses twists, ses réflexions sur la réalité, mais Dark City, pour moi, avant tout, est une œuvre purement sentimentale qui ne cherche qu’à faire ressentir et à replacer l’émotion au centre de l’humain et de la création.

John Murdoch ne parvient pas à réellement se souvenir de son histoire, pourtant il réussit à se rappeler qu’il aime sa femme. La plus belle scène du film – du moins selon moi – est une scène en prison où Emma/Anna retrouve John. Tout tient en une simple réplique, qui peut sonner comme niaise, mais qui résume toute la portée incroyablement romantique de ce film – qui n’est peut-être pas aussi désespéré que son ambiance crépusculaire voudrait le faire croire : « I love you John. You can’t fake something like that. » Après cette délicate déclaration, John tend son bras et brise la vitre qui les sépare pour simplement l’embrasser. C’est littéralement un passage de l’autre côté de l’écran, un contact entre le spectateur perdu et vierge qu’est John et le personnage aux multiples noms cristallisé dans un même visage sublime. Qu’importe si tout est fiction, au cinéma on aime vraiment.

Se raconter l’histoire

Ce qui rend chaque passé humain unique dans Dark City, ce n’est donc pas l’histoire à raconter mais la capacité à se la raconter avec le cœur. Le dernier dialogue entre Murdoch et l’un de ses ennemis alien, M. Hand, explicite cette douce conclusion. John lui explique que ce n’est pas dans la tête qu’il arrivera à trouver l’essence de l’homme, sans pour autant lui indiquer où chercher. La réponse est en effet suffisamment évidente. C’est du côté du cœur qu’il faut fouiller et ce sont les émotions qui permettent d’être ce que l’on est. Proust l’écrivait déjà dans La Recherche : « nos souvenirs nous habitent et cela même s’il nous manque parfois la faculté de nous en rappeler ». Ils sont là, imprécis et brumeux, et les émotions qu’ils nous restent toujours nous forgent.

John Murdoch, ainsi, a beau être amnésique, il est capable de créer grâce à un pouvoir de psychokinèse (une capacité télékinétique à déformer la matière) appelé « tune » en version originale et très joliment traduit « harmoniser » en français. Le lien à la musique rajoute de la pluralité à cette œuvre et l’idée que l’harmonie artistique peut être atteinte seulement d’instinct est d’autant plus superbe. Hors des cadres théoriques glaciaux instaurés par les aliens, John Murdoch parvient à vaincre ses ennemis parce que sa création venant du cœur, issue de la pure imagination, ne peut que vaincre le pastiche.

À la fin, il recrée la mer, celle que ses souvenirs évasifs n’arrivaient pas à parfaitement figurer. Ce n’est pas réellement l’océan qu’il a retissé mais l’émotion même du lieu, un sentiment de liberté, de bonheur et d’amour. Les contours de nos souvenirs n’ont pas à être parfaits, c’est le sentiment qu’ils invoquent qui devient l’essence même de notre création. Je ne me souvenais pas de Dark City, et pourtant je sais qu’il est à la source de mes réflexions sur la réalité, qu’il a architecturé les univers noirâtres que j’ai créé, qu’il a inspiré mon esprit romantique, et créé mon exigence en science-fiction. J’ai presque hâte de « l’oublier » à nouveau.

Juliette Cordesse

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