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CEUX DE LA NUIT

La frontière franco-italienne au col de Montgenèvre. Le jour : le tourisme, des capitaux investis pour rentabiliser la montagne, des emplois saisonniers qui font vivre une grande partie des habitants de la région. La nuit : le destin fragile de plus de dix mille hommes, femmes, enfants, qui, en l’espace de quatre ans ont franchi la frontière au péril de leur vie, et qu’on n’a pas vus, qu’on ne voit pas, qu’on ne verra jamais.

Critique du film

Que reste-t-il de ceux de la nuit ? Dans la pénombre qui plane au-dessus des montagnes de la ville de Montgenèvre, dans les Hautes-Alpes, un combat de chaque instant fait rage. De nombreux réfugiés, en attente d’un droit d’asile, tentent de traverser la frontière pour espérer des jours meilleurs. Ils y affrontent le froid, la faim, et l’hostilité de certains hommes politiques prêts à tout pour les empêcher d’habiter sur le territoire français. Cette affaire est relatée dans le documentaire de Sarah Leonor, Ceux de la nuit. Le parti pris du film est d’essayer d’exacerber une présence hantée de plusieurs personnes qui ont réussi ou péri lors de cette traversée, et de raconter leur histoire par l’intermédiaire de voix off d’acteurs reconstituant quelques actes héroïques ou tragiques, pour rendre hommage à ces gens dans le besoin.

CACHEZ CES MAUDITS HOMMES QUE JE NE SAURAIS VOIR

La narration, chapeautée par l’actrice Françoise Lebrun, agit en contrepoint avec la force du sound design. Si les images de nature reflètent un certain calme et un aspect paisible, le son qui en ressort est amplifié à l’extrême, parfois assez agressif, signifiant d’un danger qui rôde sans cesse malgré la beauté des paysages. Ainsi Montgenèvre possède ce piège qui détonne de sa dimension paradisiaque et touristique que les images de jour laissent penser – on peut y entendre des alpinistes raconter leurs escapades durant le siècle dernier, y voir des téléphériques, des ruisseaux à l’eau claire, ou une faune animalière gambadant joyeusement sur les crètes alpines. Ces images doucereuses laissent en hors-champ ces combats dont il est question en filigrane, pour accentuer la sensation auditive constamment en alerte.

CEUX DE LA NUIT

Néanmoins, ce choix de cadrage du sujet traduit aussi une forme de timidité vis-à-vis de l’actualité brûlante à propos de ces affaires de réfugiés qui cherchent asile en Europe. Comme l’indiquait Sarah Leonor, Ceux de la nuit n’a pas tant pour but d’être militant que de rendre hommage aux personnes ayant tenté la traversée et les maraudeurs ayant tenté de les aider du mieux que possible. En résulte un film qui donne parfois la sensation de craindre son sujet. Le montage relègue par exemple au quinzième plan l’opposition musclée à laquelle ils ont du faire face. On repense notamment aux membres de Génération identitaire qui ont voulu faire une chaîne humaine pour empêcher quelques migrants d’avancer – on ne les entend que dans une brève archive sonore, comme une anecdote horrible que l’on veut oublier.

Pour pallier à ceci, le documentaire répète jusqu’à la redite les blessures des derniers survivants ayant vécu l’enfer montagneux. Certes, le film ne lésine par sur le côté tortueux de la survie en pleine nature dans un hiver rugueux, mais cette approche paradoxalement à reculons intensifie cet effet de « Cachez ces hommes que je ne saurais voir », forme de rejet compréhensible mais, dans cette perspective, trop évident pour tenter d’aller encore plus loin et d’être encore plus engagé en faveur des personnes en difficulté.

De fait, il est parfois difficile de comprendre ce qui peut mettre en colère Sarah Leonor, dans cet écrin de 70 minutes certes très avenant au départ mais qui étire ses enjeux et se perd dans quelques effets de style colorimétriques moins solides et plus didactiques (images de forêts en négatif, grisaille intensifiée par l’ajout de saturation d’image, etc.) On y retiendra des bonnes idées formelles durant le premier tiers du récit, un casting vocal saisissant mené par Françoise Lebrun ou Damien Bonnard, et un épilogue très touchant sur l’« après » d’une réfugiée. Mais l’ensemble peine à masquer la peur du thème qui aurait pu être un brûlot politique salvateur en ces temps troubles.

Bande-annonce

11 janvier 2023 – De Sarah Leonor




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