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CARRÉ 35

Poignant

« Carré 35 est un lieu qui n’a jamais été nommé dans ma famille ; c’est là qu’est enterrée ma sœur aînée, morte à l’âge de trois ans. Cette sœur dont on ne m’a rien dit ou presque, et dont mes parents n’avaient curieusement gardé aucune photographie. C’est pour combler cette absence d’image que j’ai entrepris ce film. Croyant simplement dérouler le fil d’une vie oubliée, j’ai ouvert une porte dérobée sur un vécu que j’ignorais, sur cette mémoire inconsciente qui est en chacun de nous et qui fait ce que nous sommes. »

A ghost story.

Malgré nous, notre inconscient nous ramène sans cesse vers les chagrins qui nous rongent en faisant parfois resurgir les émotions enfouies d’un héritage insidieusement tapi dans l’ombre. En visitant le carré d’enfant d’un cimetière suisse, Éric Caravaca s’est confronté à cette manifestation d’une tristesse insondable comme la réminiscence inattendue d’un passé fait de brèches à colmater. « Expliquer l’inexplicable », voilà qui pourrait résumer le projet d’envergure représenté par Carré 35, poignante tentative de revenir sur son histoire familiale afin d’en éclairer les zones les plus sombres. Délesté des écrasants tics d’un cinéma d’enquête éculé, le documentaire vise une intelligence du récit absolue où un secret enterré à des milliers de kilomètres vient hanter la vie de ceux à qui l’on a refusé la vérité.

Benjamin d’une lignée dont il croit être le cadet, le réalisateur découvre l’existence d’une « grande petite sœur », Christine, décédée à l’âge de trois ans. Dans une succession d’entretiens face caméra avec ses parents, l’enchaînement d’interrogations frontales fait peu à peu éclater le mystère entourant la naissance de cette fillette. En hors champ, Éric Caravaca écoute son père et sa mère lui livrer leur destin, les vestiges de leur mémoire et voit progressivement apparaître le déni d’une femme ayant choisi d’oublier son enfant. Pas une photo, pas un objet conservé : plus rien ne subsiste de cette figure fantasmée, condamnée à rester l’impénétrable douleur d’un couple éreinté par la fatalité. D’abord quête fraternelle, le film devient le combat d’un frère voulant redonner un visage à cette sœur inconnue.

Nulle rancœur ne noircit le long-métrage et il n’exhale aucune colère de ces échanges. La bienveillance et la tendresse d’un fils prédominent sur l’amertume – qui aurait logiquement pu émerger – et ouvrent, plus posément, une réflexion sur le poids des images. En marge de recherches, de voyages et de rencontres, les vidéos d’archives défilent en Super 8 sur l’écran, créant un sentiment de décalage avec les captations du présent. Que cachent, qu’éprouvent ces jeunes mariés, visiblement heureux ? Quelles sont leurs pensées à cet instant précis ? Durant une poignée de minutes, ils redeviennent juste deux amoureux étrangers à ceux qu’ils sont devenus, encore ignorants du drame qui les attend. Avec pertinence, leurs traits souriants se mêlent enfin aux spectres de la décolonisation pour narrer la fêlure de vies brisées mais aussi toucher à l’universalité en imbriquant l’intime dans la grande histoire.

Au sein d’une démarche cathartique, éloignée de tout nombrilisme, Éric Caravaca exhume des souvenirs animés, immortalisés à jamais par le simple pouvoir d’une caméra. A son tour questionné par sa propre paternité, il expérimente une obsession de l’image le poussant à la transgression. Le tabou de filmer la dépouille de son père comme une trace de ce qui ne sera plus l’érige alors en persistance de la vie à travers la pellicule. Sitôt la bobine lancée, chacun y retrouve ici un bout d’âme que la mort n’a pas su voler. Après avoir pris connaissance de la vérité, les quelques photographies rassemblées paraissent porter en elles un fantôme perpétuellement présent mais toujours invisible aux yeux de tous. L’espace entre un parent et son enfant sur un instantané d’étreinte, une main en cherchant une autre dans un mouvement flou figé par l’objectif … Il faudra la patience infinie d’un fils, d’un frère pour finalement reconstituer les pièces de ce puzzle tortueux et, dans un digne hommage à sa sœur, libérer le cœur d’une mère asservi depuis trop longtemps par la souffrance.

La fiche

CARRÉ 35
Réalisé par Eric Caravaca
France – Documentaire
Sortie : 1er novembre 2017
Durée : 
67 min




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