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BUFFET FROID

Dans le métro, Alphonse Tram, un chômeur lunatique, retrouve son couteau planté dans le ventre d’un inconnu avec lequel il parlait quelques minutes plus tôt. Quand il rentre dans la tour où il vit seul avec sa femme, il fait la connaissance d’un inspecteur de police désinvolte et d’un vieil assassin paranoïaque. Alphonse Tram se retrouve vite entraîné dans une série de meurtres plus surréalistes les uns que les autres.

Petits meurtres entre amis

Au vu de son saut dans l’Ebron, Jean Benguigui aurait pu participer aux Jeux de Moscou pour le plongeon à 10 mètres. Falk Hoffmann a eu chaud.

Les Anglais ont la réputation d’avoir inventé et de maîtriser l’humour absurde mieux que personne. Il est vrai qu’Alice aux pays des merveilles (le livre), les sketchs et films des Monty Python (avec le Flying Circus ainsi que Sacré Graal!), les sitcoms régressives tels que Black Books ou les plus méconnus mais non moins talentueux Stephen Fry et Hugh Laurie (dans A Bit of Fry and Laurie) ont contribué à alimenter cette idée. Cependant, l’humour ne connaît pas de frontières ; et la France a aussi développé dans son coin sa petite tradition d’humour absurde. Si Quentin Dupieux et le duo Kervern-Délépine en ont fait leur mantra dans leurs filmographies respectives, ils sont les héritiers des Jarry, Dac et Ionesco qui ont déjà, avant eux, creusé et entretenu ce sillon. Un sillon qui répond à une règle : défier la logique du spectateur sans pour autant renier la cohérence et la compréhension du monde dépeint qui le perdrait totalement. L’absurde ne fait qu’exagérer la réalité, elle ne la travestit pas.

Mais avant Dupieux et les Grolandais, il y a Bertrand Blier. Le fils de Bernard a déjà connu la gloire avec Les Valseuses (six millions d’entrées en 1972) et l’échec avec Calmos, sorti quatre ans plus tard. Malgré cette déception, le natif de Boulogne-Billancourt garde un certain crédit auprès des producteurs, crédit renforcé quand il remonte la pente avec Préparez vos mouchoirs qui s’invite aux Oscars 1979 (où il rafle le prix du meilleur film étranger). Grâce à cette situation confortable, Blier peut se permettre une certaine audace narrative et visuelle. Quelques mois plus tard, il écrit en deux semaines un script qui devient finalement un film : Buffet Froid, qui sera, comme la loi des séries l’oblige, un échec critique.

Mais si Calmos avait été aussi une déception créative pour Blier, Buffet Froid est au contraire son apogée en la matière. Déjà grâce à un trio d’acteurs excellents dans leurs rôles et parfaitement complices (Depardieu, Blier père avec qui le fils collabore pour la troisième et dernière fois et Jean Carmet) et à des seconds rôles marquants qui ajoutent à tour de rôle une couche de n’importe quoi à celui préexistant. L’écriture y est pour beaucoup : à l’image de l’introduction entre Depardieu collant et un poil flippant et un Michel Serrault de mauvais poil (en même temps, être comptable n’est pas une situation très exaltante), Buffet Froid parle beaucoup pour dire tout haut ce que ses personnages pensent, leur fait faire l’exact inverse de ce qu’un individu rationnel ferait, sans pour autant sembler irréaliste ou incongru. Si Blier a su (en deux semaines seulement, rappelons-le) trousser des dialogues et des monologues où fusent les bons mots toutes les deux secondes, il a aussi remporté son pari de tenir sa ligne absurde de bout en bout, sans rien lâcher à cette foutue rationalité qui n’existe que dans les fictions. 

Voyage en absurdie

Ce qui donne une œuvre absurde, certes, mais aussi plus proche de la réalité qu’on ne pourrait le penser, avec ses décors froids et impersonnels (la station de métro, le parvis de La Défense, les rues abandonnés de Créteil où encore l’immeuble où habitent nos protagonistes et qui aurait eu sa place dans un film de Jacques Tati période Playtime) où les individus errent dans la nuit sans but autre que tuer (littéralement) l’ennui d’un quotidien terne – décors qui permettent aussi de tirer des gags visuels très réussis. Et quand nos protagonistes partent se mettre au vert, Blier et son équipe choisissent les grands espaces de l’Isère, pour les laisser, eux et leur fuite en avant sanglante, dans leur statut d’êtres insignifiants. Blier fait d’ailleurs montre d’une certaine noirceur, avec son humour noir tranchant (« Je vous signale que vos empreintes sont sur le manche. Pour la police ce sera du gâteau. Sans parler que vous pouvez être amené à en avoir encore besoin. *Claquement de langue* Il est efficace »), ses moments où l’absurde devient tension et malaise, et ce final qui ferme la boucle tout en en ouvrant une nouvelle.

Buffet Froid n’est donc pas qu’une simple comédie bien écrite. C’est un ensemble qui forme un tout cohérent, bourré d’humour au premier et au second degré et bien aidé par un montage (signé Claudine Merlin, qui avait fait celui de La Grande Bouffe en 1975 et qui collabore avec Blier depuis Calmos) où les scènes s’étirent pour que cette atmosphère si particulière puisse se diffuser le mieux possible dans l’esprit du spectateur. Et tant pis si le public français bouda le film à sa sortie – faisant définitivement de Blier un cinéaste à la carrière en montagnes russes -, car cela n’empêche pas Buffet Froid d’être considéré comme l’opus magnum de son auteur, d’être le fleuron de la comédie française et du cinéma national et d’avoir offert à Jean Carmet, Bernard Blier et Gégé Depardieu des rôles à la hauteur de leurs talents. Et de prouver par a+b que l’absurde est aussi française qu’elle est anglaise.


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