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BERLIN ALEXANDERPLATZ

Berlin, aujourd’hui. Francis, 30 ans, est un réfugié de Guinée-Bissau qui se retrouve dans la capitale allemande après avoir traversé illégalement la Méditerranée sur un bateau. Seul survivant du voyage, il se rend vite compte que gagner sa vie honnêtement en tant que réfugié apatride sans papiers est pratiquement impossible. Francis s’efforce d’abord de rester sur la bonne voie, même après avoir rencontré le trafiquant de drogue allemand Reinhold, et Francis se retrouve ainsi aspiré dans le monde souterrain de Berlin.

Critique du film

ou de la nécessité de réadapter les grands classiques

Plus elle se prête au changement, plus l’œuvre classique est vitale.” Si les détracteurs d’Azorin pourraient rétorquer que le propre d’un support incontournable est d’être une œuvre qui fait autorité et ainsi, est unanimement reconnue comme telle, les plus nuancés se permettront d’interjeter que pour tenir un tel rang, encore faut-il que le propos intrinsèque qu’il porte soit intemporel – à savoir qu’il tire sa légitimité de la justesse de son sujet, caractérisée par sa capacité à exister indépendamment de la période historique dans laquelle son auteur l’a originellement placé. Au sens des plus téméraires, alors, loin de faire offense à sa prétendue sacralité, réinterpréter une création en la transposant dans des cadres nouveaux achève plus que jamais son entrée au panthéon de l’éternel…

Publié en 1929, et relatant le parcours du délinquant à peine sorti de prison Franz Biberkopf dans le monde de la pègre berlinoise – dont il va progressivement réaliser qu’il lui est impossible d’en sortir – Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin s’inscrit parmi ces Großstadtromane (littéralement “romans de grande ville ») où, au milieu de la vie débordante semblant ne jamais prendre le temps de souffler comme seules les connaissent les métropoles, on s’arrête un instant sur des personnages ayant du mal à échapper à un funeste destin, gangrénés par des démons internes plus que jamais témoins néfastes de leur profonde méconnaissance d’eux-mêmes.

Outre une narration effectuée avec des points de vue multiples et différents effets tels que la retranscription d’articles de journaux, de discours mais aussi de références à des livres lus et appréciés par l’auteur, c’est le style de Döblin qui aura profondément marqué la littérature allemande – et tout particulièrement son grand travail sur le dialecte berlinois si caractéristique du milieu dans lequel évolue le protagoniste. C’est donc sans surprise que les deux grandes adaptations qui en ont été faites se sont minutieusement attachées à le retranscrire ; une première fois en 1931 par Phil Jutzi et sorti en France sous le titre Sur le pavé de Berlin, mais surtout une deuxième fois en 1980 sous la direction de Rainer Werner Fassbinderfresque virtuose qui, bien que télévisuelle, n’est reste pas moins un véritable trésor cinématographique de plus de quinze heures trente.

L’on aurait pu croire écartée toute envie de s’attaquer à nouveau à un tel monument non seulement littéraire mais également cinéphile – et donc culturel. C’est pourtant le pari risqué que s’est fixé Burhan Qurbani, qui signe avec sa réinterprétation du mythe Berlin Alexanderplatz une fresque sensorielle et stuprée de l’Allemagne contemporaine.

Place des (In)Prud’hommes & Sages(se de) Femmes

Puisant son inspiration d’ambiance à la fois chez Brian de Palma, Jacques Audiard et Francis Ford Coppola, de même qu’un style visuel qui rappelle la flamboyance du Romeo + Juliet de Baz Luhrmann, le film de Burhan Qurbani reprend les éléments clés du roman d’origine, tout en y incorporant des histoires plus personnelles – notamment celle du jeune réalisateur lui-même, et son rapport avec l’œuvre de Döblin. En effet, si son « Francis » est un immigré d’Afrique, ce n’est pas seulement pour transposer les parcours et créer des parallèles à propos entre les difficultés d’une réinsertion avec celles de l’intégration. À son arrivée à Berlin, Qurbani a été frappé par les regards portés sur les communautés noires, réduites à vivre en marge de la société et principalement du trafic de drogues. Repensant alors à sa lecture du roman, il a délibérément choisi de faire de son héros le visage et la voix de tous ces hommes venus d’Afrique pour dénoncer l’amalgame voulant qu’un homme noir soit un criminel. De même, la place de Berlin et de la langue allemande jouent un rôle crucial – la ville s’effaçant progressivement à mesure que Francis se construit un semblant de vie et délaisse l’anglais au profit des expressions typiquement berlinoises.

Visuellement très léché, alternant entre des scènes oniriques d’une beauté poétique folle et des face à face faisant la part belle aux champs contre champs et aux débullages de caméras insufflant malaise et tension, Berlin Alexanderplatz nous plonge dans un Berlin underground aussi noir que fantasmé, lieu de toutes les tentations et de tous les vices – où règnent des figures plus diaboliques encore, assoiffées de la plus petite once de pouvoir qu’elles exercent sur autrui.

Les faiblesses de rythme, liées à un découpage en cinq parties mal équilibrées, sans doute pour simplifier celle du roman qui compte neuf chapitres, de même que certaines lourdeurs dans des lignes dialogues passablement kitsch – le « Ich will gut sein« , « Je veux être bon » martelé comme un sermon à l’image des symboles chrétiens glissés dans les décors – peinent malheureusement à en faire une création totalement aboutie. De même, la performance des trois acteurs principaux – notamment celle d’Albrecht Schuch en psychopathique Reinhold – apparait très inégale, surtout en comparaison des rôles féminins absolument éclatants, où l’on ne peut que saluer l’interprétation de Jella Haase, bouleversante dans une version moderne et affirmée de Mieze. On louera ainsi le choix de mettre en relief – bien que d’une façon quelque peu brutale et maladroite – la toxicité masculiniste dont semble être exclusivement faite la pègre moderne et qui tirera constamment Francis vers le bas, là où les voix de raison et de rédemption sont toutes incarnées soit par des figures féminines, soit des personnages queers. Le tout bercé par la voix-off narratrice de Mieze, à l’image des cœurs des tragédies grecques annonçant lentement mais surement à quoi devra s’attendre le spectateur…

Pour autant, que celui-ci ne se laisse pas décourager par les plus de trois heures de long métrage ainsi proposées. Emporté dans un tourbillon hypersensible, où la multiplicité des thème abordés excusera que l’on passe à côté de certaines finesses au profit de visuels coups de poings, Berlin Alexanderplatz revisite avec ardeur le grand classique éponyme – quitte à laisser quelques brûlures derrière lui.

Bande-annonce

11 août 2021 – De Burhan Qurbani, avec Welket Bungué, Jella Haase, Albrecht Schuch




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