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CHARLOTTE COLBERT | Interview

Le temps d’un passage éclair à Paris, Le Bleu du Miroir a rencontré la réalisatrice franco-anglaise Charlotte Colbert pour discuter de son premier film, She Will, un long métrage horrifique produit par Dario Argento. Artiste aux multiples facettes, aussi bien sculptrice, photographe ou cinéaste, Charlotte Colbert met en valeur le cinéma d’horreur et de série B, tout en gardant un attrait particulier pour le langage et les luttes féministes.

Vous avez eu l’opportunité de travailler avec Dario Argento comme producteur. Comment cette rencontre s’est-elle déroulée ? Qu’a-t-il apporté à votre travail ?

Charlotte Colbert : On s’est rencontrés au festival de Locarno, qui est un festival caché dans les montagnes. Dario était là parce qu’il avait gagné un prix pour son premier rôle dans Vortex. C’est génial, parce qu’il commence sa carrière d’acteur hyper tard et il gagne un prix formidable ! Il a vu She Will et a décidé de le soutenir. C’était merveilleux, parce que pour moi, jusqu’à ce que je le rencontre, c’était Dario Argento, la légende, presque comme une typographie, une manière d’écrire les lettres plutôt qu’une personne en chair et en os. Ses films, comme Suspiria, ont vraiment cette qualité d’être des œuvres d’art en elles-mêmes, par leur rapport à la musique, à l’image, c’est super beau. On s’est ensuite revus à Rome et son soutien était incroyable. Il est génial, c’est quelqu’un de merveilleux et d’un peu magique. On est tous les deux très intéressés par les rêves, l’onirique et le rapport au son. Les rêves font tellement partie de l’expérience humaine. Il m’a raconté une fois qu’il avait rêvé qu’il passait l’après-midi avec Visconti.

Vous êtes aussi artiste plasticienne et pas seulement réalisatrice. Comment vos différentes pratiques s’entrecroisent-elles et pourquoi avez-vous ressenti le besoin d’aller vers le cinéma cette fois-ci ?

J’ai toujours fait des films, j’ai fait des courts métrages avant, j’écrivais aussi beaucoup de scénarios pour toutes sortes de personnages, comme Olivier Dahan ou Eric Cantona. Pour ce premier film, je suis revenue aux thématiques qui m’étaient essentielles. C’est drôle parce que souvent, ce sont avant tout les sujets qui m’intéressent et que j’explore de manière différente ; par exemple, les cicatrices, les sorcières ou la terre font beaucoup partie de mon travail dans tous les domaines, y compris dans mon travail de plasticienne. Je travaille aussi beaucoup avec la céramique par exemple, ou même avec les limaces (rires). Elles font leur début sur grand écran dans le film, je crois. Je les trouve super intéressantes, parce qu’elles sont non binaires, ni homme ni femme et elles se reproduisent en émettant une substance qui sort de leur tête, c’est presque comme si elles faisaient l’amour par leur cerveau, c’est complètement surréel… C’est répugnant et attirant en même temps.

She Will
Enfin, il y a plein de choses dans le scénario sur lesquelles j’avais déja travaillé comme plasticienne, en fait. Le lieu par exemple : il y a un endroit en Ecosse qui s’appelle Maggie’s Wall, abandonné au milieu d’un village, c’est un monument avec plein de petites offrandes, des rubans, personne ne sait qui l’a créé ni qui l’entretien, et c’est le seul monument qui commémore les femmes qui ont été tuées comme sorcières dans la région. Je me dis qu’il doit y avoir une tradition de mères en filles, de propager cette histoire et de préserver cet endroit. C’est un lieu que j’ai beaucoup photographié et qui par la suite a inspiré le film. Dans ce genre de travail artistique, on tombe sur des problématiques qu’on essaye de résoudre, et on se met dans un projet, ça permet de les dépasser et de traiter le problème humainement. Là, il fallait que ça soit un film. She Will s’intéresse au sujet assez inédit de la mastectomie, mais sans tomber non plus dans le « body horror » comme on aurait pu l’imaginer.

C’est aussi pour ça que c’est très chouette de travailler avec le film d’horreur : il fonctionne presque comme un petit cheval de Troie, parce qu’un message féministe n’y est pas forcément attendu et on peut prendre les gens par surprise

Quel rôle vouliez-vous donner au corps dans ce premier long métrage ?

C’est effectivement très délicat et important comme question. Je voulais qu’il y ait une honnêteté du rapport au corps. Ici, l’opération est le déclic qui permet au personnage de Veronica de re-questionner sa vie, et le processus de guérison lui donne la force de revoir son passé différemment. J’adore cette idée de pouvoir prendre ce qui nous a fait le plus de mal, les choses dont on a le plus honte, et de les réinterpréter comme une force. Veronica devient presque une amazone, finalement. Souvent, quand on a été agressé.e jeune, les gens demandent “ah, pourquoi il ou elle a attendu si longtemps pour parler”… Mais c’est réussir à confronter tout ça, à grandir, c’est un processus immensément long. Il y a aussi le tabou autour de la vieillesse : souvent dans les films d’horreur, les personnes plus âgées sont représentées comme monstrueuses. Alors qu’ici Alice (Krige, l’actrice qui interprète Veronica, ndlr) est tellement belle ! C’est tellement dommage qu’on n’arrive pas encore à aller au-delà de l’âge. C’était un paramètre important pour nous deux.

Votre film traite également du thème très actuel de l’impunité des hommes dans le monde du cinéma. Pensez vous que le cinéma post-MeToo aura plus de facilités à s’emparer de ce genre de thématiques ?

C’est un sujet très vaste. D’une part, ce qui est fou avec les mouvements comme MeToo, c’est qu’ils aient dû exister, parce que si la loi pouvait juste fonctionner, on n’aurait pas eu besoin de passer par ce genre de systèmes. Ensuite, ce qui est effrayant, c’est l’illusion que la parole est ouverte alors qu’en fait, il y a des forces régressives partout et que c’est encore super dangereux de parler. Il ne faut pas l’oublier. Finalement, les personnes qui ont pris la parole font partie d’une très petite bulle. C’est aussi pour ça que c’est très chouette de travailler avec le film d’horreur : il fonctionne presque comme un petit cheval de Troie, parce qu’un message féministe n’y est pas forcément attendu et on peut prendre les gens par surprise.

She Will
C’est pour ça que vous avez choisi le genre horrifique ?

C’est aussi parce que le film parle de traumatisme, et qu’en soi, le traumatisme est une expérience horrifique. C’était le format le plus honnête pour parler de cette expérience-là. Le traumatisme casse la notion linéaire du temps : on expérimente toujours les choses au présent, même si elles sont passées. Le film d’horreur permet de jouer avec ça et apporte plus de liberté. Après, il y a plein de films d’horreur que j’adore, qui sont tellement artistiques : on parlait de Suspiria, qui est un super exemple, mais il y a aussi Rosemary’s Baby, Under the shadow

Il y a les films d’horreur profondément philosophiques comme Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg, qui montrent beaucoup de l’expérience humaine et artistique, et puis il y a tous les films de série B. Les films de série B permettent de repousser les frontières esthétiques et sont plus audacieux, ils prennent des risques incroyables, et on réalise qu’en fait, ce sont eux qui ont donné l’impulsion à tous les autres films qui se sont inspirés d’eux. Je regardais le film Morts Suspectes l’autre jour, et c’est évident que Kubrick s’en est définitivement inspiré pour The Shining, dans la façon de traiter la folie. On sous-estime beaucoup ces films. Tellement de gens y ont ensuite puisé des choses et ont eu tout le crédit pour le travail que ces films avaient fait en premier. Je trouve ça passionnant de s’y replonger. Et puis évidemment, il y a les films d’horreur japonais, qui sont des chefs d’œuvres esthétiques. Musicalement, ce que font les films d’horreur est aussi très intéressant : je pense à The Thing de Carpenter ou même à l’œuvre de Darren Aronofsky, très travaillée, dans le détail, avec la création d’un monde immersif. C’est la partie la plus excitante.

C’est tellement intéressant le son, c’est comme l’odorat, ça travaille de façon inconsciente et on ne se rend même pas compte de l’impact que ça a sur notre expérience.

Le son a effectivement une place très importante dans She Will, c’est presque un personnage à part entière.

J’ai beaucoup travaillé sur le son ! J’adore le « sound design », je pense que c’est une partie intégrale du film, très importante pour créer cette atmosphère un peu magique. J’ai collaboré avec quelqu’un d’incroyable, Jonny Burns, qui est un peu mon héros. On avait un problème à régler avec le son et j’ai conduit jusqu’à la ville où il habite en lui demandant de prendre un café. On a énormément travaillé le son, il y a par exemple la voix de sa fille à un moment, on a utilisé beaucoup de murmures, de sons de voix, des sons d’intestins pour faire le bruit de la terre. C’est tellement intéressant le son, c’est comme l’odorat, ça travaille de façon inconsciente et on ne se rend même pas compte de l’impact que ça a sur notre expérience.

Vous donnez le rôle du cinéaste vieillissant et impuni à Malcolm McDowell, l’acteur principal du dérangeant Orange Mécanique. Sachant que le film fait aussi de nombreuses références à Lolita, y-avait-il une volonté de faire écho au cinéma de Kubrick ?

Ce qui est intéressant pour moi avec Malcolm, c’est qu’il est une icône. C’est presque un archétype, il arrive avec son propre symbolisme. Dans la vraie vie il est adorable et très drôle, mais il joue toujours des personnages affreux. Alice est une actrice qui a fait énormément dans sa vie mais qui est moins connue que Malcolm, et j’aimais ce déséquilibre de pouvoir entre eux, avec l’idée que son visage à lui est immédiatement reconnaissable. À l’intérieur de l’histoire, sa carrière à elle est anéantie à cause de lui, alors que lui s’épanouit complètement. C’était intéressant de jouer avec ça, et de travailler aussi avec de vraies images de Malcolm quand il était jeune. Il faut aussi savoir qu’Alice a vu Orange Mécanique quand elle avait 17 ans et qu’elle a été très marquée; elle était très émue et impressionnée à l’idée de rencontrer Malcolm, c’était un mélange d’anticipation et de crainte admirative. Finalement, ils se sont super bien entendus. Lolita, d’un autre côté, est un de mes livres favoris. Il y a ce moment tellement choquant, où la jeune fille qui se sent totalement en contrôle de sa propre histoire avec cet homme réalise après une dispute qu’elle n’a nul part où aller, parce qu’elle a treize ans, que sa mère n’est plus là. Et on réalise la vérité de la situation pour ce personnage. Ce qui arrive à Veronica est similaire : elle met du temps à comprendre son passé, à le réinterpréter pour réclamer justice. Le traumatisme prend du temps.

Pourrait-on presque dire que le film relève du rape and revenge ?

C’est vrai ! Je ne l’avais pas vu comme ça, mais j’adore l’idée de la revanche par le rêve. Des fois, réussir à exister, c’est déjà un élément de survie important. Donc oui, c’est un « rape and revenge », au fond !


Propos recueillis par Lena Haque pour Le Bleu du Miroir



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