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CARTE BLANCHE | Pather Panchali (La complainte du sentier)

Carte blanche est notre rendez-vous bi-mensuel pour tous les cinéphiles du web. Deux fois par mois, Le Bleu du Miroir accueille un invité qui se penche sur un grand classique du cinéma, reconnu ou méconnu. Pour cette onzième occurence, nous avons choisi de tendre la plume au talentueux et passionnant Olivier Borel, qui officie sur Versatile-Mag. Celui-ci évoque pour nous la trilogie d’Apu et plus particulièrement Pather Panchali (La complainte du sentir) de Satyajit Ray.   

Carte blanche à… Olivier B.

Avant même de savoir qu’une salle parisienne reprenait la Trilogie d’Apu ce mois de décembre, j’avais envie de consacrer cette carte blanche à Satyajit Ray et à son tout premier film, Pather Panchali. Le hasard a donc bien fait les choses puisque la Filmothèque le joue jusqu’à la fin du mois. Des éditions DVD existent par ailleurs, dont une toute récente chez Criterion, qui propose les trois opus de la trilogie restaurés en 4K.

J’ai découvert le cinéma de Ray il y a quelques années, alors que ma cinéphilie balbutiait encore, et depuis, même en ne revoyant les films qu’épisodiquement, son œuvre est devenue pour moi un maître-étalon, une référence qui trône dans mon panthéon personnel aux côtés de Ford ou Ozu, Rohmer ou Cassavetes. Et pourtant, malgré l’estime dont il bénéficie (Le Salon de musique, si ce n’est la trilogie d’Apu, sont régulièrement cités dans les listes des 100 meilleurs films), je ne suis pas certain qu’il soit si connu des cinéphiles français. Il était difficile pour moi d’arrêter un choix sur un film en particulier tant l’œuvre de Satyajit Ray est variée dans ses thématiques comme dans ses approches stylistiques. Quitte à choisir, autant prendre Pather Panchali puisqu’il est la première pierre de l’édifice et qu’il constitue en outre une parfaite porte d’entrée. Ray retrouvera ensuite le personnage d’Apu pour deux autres volets : adolescent dans Aparajito, puis adulte dans Apur Sansar.

Auteur indien, influences occidentales.

Ce film marque la date de naissance du cinéma d’auteur en Inde. Elle se produit au Bengale, bien loin de Bombay et de ses studios. Satyajit Ray, habitué des ciné-clubs, est imprégné du cinéma européen, néo-réalisme en tête, et rejette les grands spectacles de Bollywood asservis à toutes sortes de conventions, la première étant l’incontournable présence de numéros chantés. Ray et ses émules se dirigent vers une manière radicalement différente de tourner, privilégiant les décors naturels aux studios et délaissant les clichés.

Satyajit Ray grandit à Calcutta, la capitale intellectuelle de l’Inde. Il vient d’une famille de bourgeois et d’artistes, et connait la forte influence de Rabindranath Tagore. Poète, écrivain, penseur, Tagore a durablement marqué l’histoire indienne. Prix Nobel de littérature en 1913, il fonde à Santiniketan une école où Ray étudiera quelques années. Le futur cinéaste adaptera par la suite plusieurs de ses œuvres, aux nombres desquelles Charulata. L’humanisme de Rabindranath Tagore, sa sensibilité au sort des moins favorisés (femmes en tête), me semblent avoir profondément imprégné la filmographie de Ray.

Mais c’est Jean Renoir qui décide Satyajit Ray à se lancer dans le cinéma. Le Français vient au Bengale pour tourner Le Fleuve, film par ailleurs sublime. Ray l’assiste en l’aidant à repérer des lieux de tournage. C’est suite à cette expérience qu’il opte pour une adaptation à l’écran de La Complainte du sentier, le roman d’apprentissage de B.B Banerji. Sans savoir encore qu’il lui donnera deux suites.

Apu, enfant.

Apus est enfant dans ce premier volet. L’action se déroule dans un village bengali, à la campagne. Harinhar et sa femme Sarbajaya élèvent leur fille Durga dans la pauvreté, hébergeant également Indir, la vieille tante. Harinhar a des velléités d’écrivain mais possède peu le sens des réalités, aussi échoue-t-il à subvenir à la hauteur des besoins familiaux. C’est dans ce cadre qu’Apus vient au monde. Le récit opère une ellipse et nous retrouvons le garçon quelques années plus tard, à l’âge d’environ huit ans. Le film s’attache ensuite à décrire le quotidien de la famille à travers ses yeux.

Mais dans ce premier épisode, Apu reste en retrait. La mère et la sœur Durga occupent le centre. Ray montre leur vie difficile, faite de labeur et de privations, d’autant plus en tant que femmes. Toutefois, Apu n’est pas secondaire : c’est à travers son regard que se révèle le monde.  

Il n’est pas anodin, dès lors, que Ray nous révèle son personnage en tout premier lieu en filmant son œil. Alors qu’il tarde à se réveiller pour partir à l’école, sa sœur Durga vient le sortir du lit : elle se penche sur la masse ensevelie sous le drap et le réveille en lui écartant les paupières. Cette séquence est à mes yeux la clef de ce premier opus : Apu n’est pas encore protagoniste principal, mais c’est son point de vue est primordial.

 Bien que la réalité dépeinte soit âpre, Ray ne sombre pas dans le misérabilisme et développe son style propre. A cet égard, le film fut un peu trop commodément identifié comme néo-réalisme « à l’indienne », alors qu’il est bien plus. L’attention à la nature environnante, aux animaux, aux plantes et aux bruits de l’environnement est une constante. La caméra de Ray capte l’univers avec sensualité, trouvant la beauté au sein même de la dureté, comme cela sera le cas plus tard dans Tonnerres lointains qui décrit la famine de 1942 au Bengale. Ray cadre de manière à magnifier les paysages et rendre sensibles les éléments du climat, tels le vent et la pluie. La bande-son composée par Ravi Shankar renforce d’autant plus le lyrisme des images.

Plus notables encore sont les cadrages sur les visages, attentifs aux émotions des protagonistes. C’est dans la manière de filmer et d’approcher les acteurs que toute l’empathie de Ray se manifeste. Chaque personnage, même secondaire, est fait d’ambivalence. C’est ce qui rend le film si dense, subtil et imprévisible, puisque c’est une constante chez Ray d’aller à rebours de ce que voudraient les clichés.

Rythme de la vie, musique de la douleur

Pather Panchali se déroule sans réel climax, procédant plus de l’enfilement d’anecdotes que de l’emballement dramatique. D’où le sentiment d’un rythme lent, nécessaire pour donner à chaque chose le temps qu’elle mérite. La vie s’écoule avec ses peines, tels la mort de la tante, et ses joies, ainsi la venue d’une troupe de théâtre qu’on devine décisive pour la suite de la vie du garçon. Le film s’achève sur une mort, entraînant le départ de la famille vers Bénarès. Les décès ponctuent régulièrement la trilogie et marquent les principales ruptures dans le récit. Au cours des trois films, Apu voit disparaître tous les êtres qui lui sont chers, mais dans l’ultime volet, suite au plus intolérable des deuils, le tout s’achèvera sur une note réconciliatrice, toujours via la famille. Chaque opus se conclue sur un nouveau départ. C’est toujours avec beaucoup d’expressivité que Ray rend compte de ces moments dramatiques, ainsi dans la séquence déchirante où le père, de retour après une longue absence, apprend la perte de sa fille. A la place du cri de l’acteur, Ray a substitué la musique du tar shehnai, instrument plus propre à rendre compte de la douleur, dotant la scène d’une intensité sans pareille. S’il est profondément réaliste, le film recourt régulièrement à des effets très stylisés.

Avec Pather Panchali, c’était la première fois qu’une certaine réalité sociale était montrée sur les écrans indiens. Toutefois, comme dit plus haut, Ray était étranger au monde qu’il dépeint ici. Loin d’être voués à la représentation de la misère ou du monde rural, ses films sont d’ailleurs très divers : ils montrent aussi bien l’aristocratie finissante (Le Salon de musique) que la petite bourgeoisie (Des Journées entières dans les arbres) ou encore la classe moyenne (La grande ville). Quoi qu’il en soit, ils ont souvent la force de l’évidence. Même les plus mineurs comme Le Dieu éléphant méritent le coup d’œil.

L’éveil au monde…

Quant à Pather Panchali, il fait figure de premier chef d’œuvre, tant l’émotion y est forte et franche. Ray n’avait pas son pareil pour toujours mettre le doigt sur le détail significatif, ce qui rend son cinéma si authentique et vivant. Même si ce qu’il a crée est unique, nombreux sont ceux qui le citent comme modèle, jusqu’à Wes Anderson qui fait figurer son portrait dans le décor d’À bord du Darjeeling Limited. Personnellement, si j’aime tellement ses films, c’est pour leur lyrisme, la chaleur qu’ils dégagent, leur force d’empathie qui passe par un sens très sûr de la mise en scène.

Akira Kurosawa disait lui-même que ne pas avoir vu les films de Satyajit Ray, c’était comme vivre sans avoir jamais vu le Soleil ou la Lune. Au delà de l’anecdote, ces mots me semblent très bien vu car la force d’attention de Ray aux êtres et aux choses illumine les choses d’une lumière nouvelle. Peut-être est-ce plus vrai encore de Pather Panchali, que j’associe personnellement à La Nuit du chasseur, puisque tous deux parlent de l’enfance et de son éveil au monde, dans toute sa violence et sa beauté.

Olivier B. 

La fiche

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PATHER PANCHALI
Réalisé par Satyajit Ray
Avec Kanu Bannerjee, Karuna Bannerjee, Subir Banerjee
Inde – Drame
Sortie en salle : 1955
Durée : 119 min




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