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CARTE BLANCHE | OLD BOY

Carte blanche est notre rendez-vous bi-mensuel pour tous les cinéphiles… Deux fois par mois, Le Bleu du Miroir accueille un invité qui se penche sur un grand classique du cinéma, reconnu ou méconnu. Pour cette septième occurence, nous avons choisi de tendre la plume à un cinéphile de l’ombre, homme de lettres et grand amateur de septième art, Olivier B. Répondant à notre invitation, il choisit de revenir sur le surpuissant OLD BOY de Park Chan-Wook, oeuvre incontournable du cinéma sud-coréen.  

Carte blanche à… Olivier B.

Park Chan-Wook naît le 23 août 1963 à Séoul. C’est surtout sa trilogie autour du thème de la vengeance (Sympathy for Mr Vengeance en 2002, puis Old Boy en 2003 et enfin Lady Vengeance en 2005) qui lui confère une véritable autorité, et plus particulièrement, Old Boy, qui remporte en 2004 le grand prix du jury du festival de Cannes.

À la fin des années 80, Oh-Daesu, père de famille, se fait enlever, après une soirée arrosée. Il est enfermé dans une cellule pendant quinze ans. Il est sur le point de s’échapper lorsqu’il est relâché, sans plus d’explications, et ignorant toujours l’identité de son bourreau. Croyant accomplir sa propre vengeance, il ne s’apercevra qu’au dénouement qu’il est lui-même victime d’une vengeance plus sombre, plus froide. Oh-Daesu, alors lycéen, entrevoit une scène incestueuse entre Lee Woo-Jin, dit Evergreen, et sa sœur, il en parle à un ami, la rumeur enfle : la sœur de Woo-Jin décide de mettre fin à ses jours, se croyant enceinte de son frère. Evergreen, maléfique – pour lequel on éprouve tout de même, dans une certaine mesure, de la compassion – élève en secret la fille d’Oh-Daesu pendant ses quinze années de séquestration ; elle est hypnotisée, comme son père, de façon à ce qu’en se rencontrant à la libération d’Oh-Daesu, le père et la fille tombent amoureux, et consomment leur union.

En quête de liberté

L’inceste, transgression d’un interdit primaire dans la plupart des sociétés, constitue la toile de fond du film de Park Chan-Wook. Il s’agit donc d’un double réinvestissement de thèmes chers aux mythes archaïques : l’inceste et la vengeance, et d’une projection de ceux-ci dans le monde moderne, en l’occurrence dans une Corée du Sud qui se définit comme un espace en expansion et en développement. Le motif de la vengeance, sur fond d’incestes, permet de frapper le spectateur, et de lui faire vivre la violence à la fois comme pulsion de liberté, tentative d’injecter du sens au monde mais aussi comme crainte – voire constat – que celui-ci est voué à ne pas évoluer, peut-être même à se déconstruire.

À partir des années 60, la Corée du Sud est en proie à une succession de dictatures militaires. Ce n’est qu’en 1993, avec l’élection de Kim Young-Sam, premier président civil depuis 1961, que la Corée voit se concrétiser sa transition démocratique ; ce qui procure au cinéma coréen un souffle de liberté d’expression. Le processus même de cette pulsion libératrice est notamment traité dans Old Boy : Oh-Daesu sort de sa cellule, après quinze ans d’enfermement, animé d’une profonde envie de sexe et de violence. L’ingestion d’un poulpe vivant traduit parfaitement cette volonté de liberté, viscérale, qui doit s’inscrire dans la réalité et dans l’image par une esthétique du choc. L’image directrice évoquant cette thématique de l’enfermement et de la volonté de libération est celle d’Oh-Daesu prisonnier dans sa cellule ; et cette image est déclinée dans l’ensemble du film, en même temps qu’elle ne cesse de prendre de l’ampleur. En effet, si le périple d’Oh-Daesu doit être considéré comme une quête de sens, et ainsi comme la conquête du droit à se sentir libre, l’image et le discours ne cessent de rappeler violemment sa condition de forçat. « Comment te sens-tu dans une prison plus grande, Oh-Daesu ? » dit Lee Woo-Jin (00:37:37) ; faisant allusion à Monte-Cristo. Plus Oh-Daesu aspire à se sentir libre, et plus il se rapproche de l’accomplissement de sa vengeance, plus l’étau se referme sur lui.

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Welcome to the jungle

Cet étau prend particulièrement forme à l’écran par la représentation de la ville : Oh-Daesu n’en sort jamais – excepté une fois sa « quête » accomplie – il est à chaque instant dans les rues, appartements, cellules, restaurants ; toujours cerné de murs. Même la caméra vise à produire des effets évoquant cet urbanisme vécu comme une prison : la longue scène de combat dans laquelle Oh-Daesu affronte un grand nombre d’ennemis (image ci-dessus), traitée par un travelling glissant le long de ce couloir à traverser, épreuve pour la continuation de la quête, dont le héros ne ressort pas indemne, fait particulièrement écho aux « beat them all ».

La progression dans ce type de jeux s’effectue essentiellement dans des cadres urbains, de façon linéaire, horizontale, ne permettant pas d’autre exploration que celle du chemin déjà tracé. Toutefois, deux scènes de représentation « en verticalité » ponctuent le cheminement horizontal d’Oh-Daesu. Il n’y a que ces deux moments dans le film, radicalement différents, où celui-ci est véritablement représenté en hauteur : il s’agit de la scène de la « libération », où il apparaît sur le toit d’un immeuble, contemplant la ville, futur théâtre de ses tribulations ; et de la séquence lors de laquelle Lee Woo-Jin révèle la vérité à Oh-Daesu, dans son « appartement-terrasse ». Dans la première, Oh-Daesu est présenté comme le héros qui semble pouvoir maîtriser son environnement, il se prépare pour l’affrontement. Mais la séquence de « l’appartement-terrasse » invalide cette perspective, dans le sens où il nous est révélé qu’Oh-Daesu, dès le départ, est vaincu.

Woo-Jin, dieu vengeur

Ainsi, même dans les hauteurs, et notamment dans l’appartement de Lee Woo-Jin, la violence est présente, même si elle est statique. Ce genre d’appartements spacieux, où le verre est omniprésent, est symbolique, selon Adrien Gombeaud, « de l’état d’enfermement de ceux qui y vivent » (Séoul Cinéma, les origines du nouveau cinéma coréen, L’Harmattan, 2006, p.82). En effet, chez Woo-Jin, contrairement à Oh-Daesu, pas d’explosion de violence, ni verbale, ni physique (sauf pour le meurtre de Joo-Hwan (01:10:42), inscrivant tout de même dans l’œil du spectateur la violence latente du personnage) : sa vengeance est méthodique, glaciale, il n’y prend presque pas part et semble seulement observer, d’un voyeurisme malsain, s’abattre le destin dont il est l’auteur sur cet « Oh-Daesu bis », sur ce monstre qu’il a créé. En effet, ils ne s’entre-tuent pas à la fin, et chacun prend en charge sa propre destruction. Cette violence de l’enfermement est donc cyclique : plus Woo-Jin souffre, plus il s’enferme dans cette violence, qui finit par être pour lui le seul chemin possible, et qui mène fatalement à ce suicide, dans un ascenseur, espace intermédiaire et clos.

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Cet enfermement, jusqu’au suicide, dans une logique de vengeance prend forme notamment dans une violence du non-dit, de ce qui n’est pas montré à l’écran ; les plus grandes violences dans Old Boy sont implicites, surtout en ce qui concerne Woo-Jin. Celui-ci semble riche : son appartement, son costume, les moyens dont il dispose pour mettre en œuvre sa vengeance, tout laisse à imaginer quelqu’un dont le statut social est élevé, et pour qui l’argent ne manque pas ; toutefois, à aucun moment il n’est question des positions sociales, politiques, professionnelles qu’occupent Woo-Jin ou Oh-Daesu. En Woo-Jin, tout est mort, il ne vit plus que pour et par sa vengeance : aspect inquiétant pour le spectateur, puisque cette figure de dieu vengeur est camouflée derrière – semble-t-il – celle d’un homme d’affaires anonyme. Dans cette perspective, Woo-Jin et Oh-Daesu ne sont que les deux facettes d’une même pulsion de vengeance, qui vise finalement à donner un sens à ce monde insaisissable dans lequel ils évoluent, et à se construire une « vie » qui aurait un but. La vengeance est donc ici ce qui donne du sens, et dans le même temps l’élément révélateur qu’il n’y a pas de sens possible, puisque dans Old Boy, il n’y a pas d’échappatoire ; sauf peut-être l’oubli, par l’hypnose, et la scission symbolique d’Oh-Daesu, entre son « moi » et « le monstre » (01:53:50).

Comment expliquer le monde ?

En ce qui concerne l’inceste, l’acte et la crainte de celui-ci, motif mythologique traditionnel, tabou primitif de toutes les civilisations, il est dans Old Boy remis en contexte dans un monde moderne, en développement. La Corée du XXe siècle est un espace en construction, en recherche de sens ; la ville coréenne est ainsi ce lieu qui appelle le mythe, dont la fonction consiste à donner du sens aux choses qui nous échappent. Sa réapparition, aussi bouleversante et choquante qu’elle puisse paraître au sein de sociétés civilisées, est donc absolument justifiée. Toutefois, l’effet produit semble inverse, la déconstruction programmée d’Oh-Daesu, au lieu d’insuffler du sens au monde et d’y faire une place pour l’épanouissement de l’individu paraît plutôt annihiler toute tentative de la sorte, puisque le cheminement de ce dernier ne comporte aucune échappatoire.

Barbarie et violence filtrée

L’horreur réside ainsi dans le traitement de la révélation, Woo-Jin laisse Oh-Daesu seul, dans son appartement, écouter l’enregistrement de ses ébats incestueux. Le spectateur est donc amené à revivre la scène avec lui, qui devient d’autant plus abominable qu’à première vue, elle était perçue comme un acte de libération, de renaissance, comme un espoir pour Oh-Daesu de revenir à une vie normale, de donner du sens à son existence. Qui plus est, dans Old Boy, ce n’est pas tant l’image qui choque – on ne compte que deux véritables scènes de barbarie – mais le fait qu’elle soit « décalée », la violence passe toujours par des filtres : miroirs, vitres, enregistrements-audio, téléphones, ordinateurs… La violence du monde moderne n’est plus barbare, tribale, elle est dure, froide, distanciée, comme la ville, nouveau théâtre de béton, qui brise les hommes comme du verre.

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Les violences infligées à Oh-Daesu sont donc d’autant plus douloureuses qu’on ne lui offre pas la possibilité d’agir sur son environnement. Faut-il voir là une représentation de l’homme moderne, de l’anonyme, de celui qui refuse de voir le monde et de s’y investir en excluant de son existence tout ce qui ne s’inscrit pas dans sa problématique personnelle ? La question qui se pose est donc bien celle du rapport de l’individu à son environnement : comment trouver sa place dans un monde en construction, dont la fulgurance du développement à tendance à laisser violemment l’individu sur le bord de la route ? Old Boy se caractérise par cette faculté à choquer aussi bien par ses ponctuelles scènes de violence physique, que par une violence morale, psychologique, qui explose, surtout au dénouement. Finalement, le film lui-même est un acte de violence, un coup porté au spectateur, qui ne ressort pas indemne de la salle de cinéma.

Oh-Daesu, héros tragique

On peut en effet considérer le spectateur de la violence comme celui qui s’acclimate à celle-ci, mais aussi comme celui qui trouvera dans l’image violente des vertus cathartiques. Toutefois, il ne s’agit pas d’une « épuration de la frayeur produite par la violence des images », mais plutôt de « l’invention d’un sujet absent, « en suspens », à l’abri de sa propre violence et de celle du monde, […] d’un sujet qui se déprend d’un monde dont il a trop peur », ajoute Olivier Mongin (La Violence des Images, ou comment s’en débarrasser ?, Seuil, 1997). L’identification au héros est alors peut-être un phénomène plus actif que la force du mythe. Si le mythe est le support cognitif de la violence qui doit être ressentie par le spectateur, le personnage en est le vecteur, en tant que double du spectateur.

On peut ainsi considérer Old Boy comme l’aplanissement d’une explosion de violence bestiale, archaïque, mythique, par la dilution de celle-ci dans cette atmosphère plus aérienne, artificielle, diaphane et froide qui caractérise la ville sud-coréenne. Oh-Daesu, tout au long de son cheminement, est sans cesse rappelé à sa condition première de forçat dumasien par l’omniprésence à l’image des murs, des vitres, des miroirs, de cette ville qui est devenue geôle. S’agit-il de montrer le pire, et ainsi d’épurer dans une perspective cathartique les émotions du spectateur, pour lui donner espoir, ou bien de l’aiguiller dans sa quête personnelle, en lui offrant des clefs de compréhension ? Le but recherché est au moins de lui dire que contrairement à Oh-Daesu, plusieurs chemins s’offrent à lui, tout en n’oubliant jamais que personne n’est à l’abri. Le mythe, par son archaïsme, est sans doute le seul moyen de donner du sens à cette modernité débridée, et cette unique alternative, une fois le flou caractéristique de la ville estompé, nous révèle un monde essentiellement tragique.

Olivier B. 

La fiche

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OLD BOY
Réalisé par Park Chan-Wook
Avec Choi Min-sik, Yu Ji-tae, Kang Hye-Jeong…
Corée du Sud – Thriller, Drame
Sortie en salle : 29 Septembre 2004
Durée : 119 min




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selenie
8 années il y a

Chef d’oeuvre of course… Dans mon top 3 des années 2000-2010

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