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CARTE BLANCHE | La fièvre dans le sang

Carte blanche est notre rendez-vous bi-mensuel pour tous les cinéphiles du web. Deux fois par mois, Le Bleu du Miroir accueille un invité qui se penche sur un grand classique du cinéma, reconnu ou méconnu. Pour cette dix-huitième occurence, nous avons choisi de tendre la plume à Cécile Desbrun, hémisphère droit du site Culturellement vôtre, Celle-ci choisit de nous mettre à l’honneur un film trop souvent sous-estimé dans la filmographie d’Elia Kazan, La fièvre dans le sang.  

Carte blanche à… Cécile D.

Le nom d’Elia Kazan évoque toujours des chefs-d’œuvre intemporels, de Baby Doll (1956) à Un tramway nommé désir (1951), en passant par Sur les quais (1954) et À l’est d’Eden (1955), mais l’on cite trop rarement La fièvre dans le sang, l’histoire du désir de la jeunesse contrarié par les conventions et la pression parentale. Réalisé en 1961 d’après un script du dramaturge William Inge, le 15e long-métrage d’Elia Kazan marque les débuts à l’écran de Warren Beatty et offre surtout à Natalie Wood l’un des plus beaux rôles de femme de mémoire de cinéphile, celui de Wilma « Deanie » Loomis, jeune femme en proie à un désir inassouvi, qui lui fera perdre la raison à force d’être réprimée. La carrière de la jeune première, qui fut véritablement révélée dans La fureur de vivre en 1955 aux côtés de James Dean après être apparue dans une vingtaine de films depuis ses 5 ans, était alors dans un creux, mais le cinéaste insista pour lui donner le rôle, décelant chez elle quelque chose de plus sombre que ce qu’elle voulait bien montrer de prime abord. Sa performance lui valut une deuxième nomination aux Oscars et demeure le sommet de sa carrière, devant le rôle plus conventionnel de Maria dans la comédie musicale West Side Story, qu’elle tourna également cette année-là. La fièvre dans le sang marqua également un tournant dans la carrière de Natalie Wood, qui trouva alors des rôles véritablement adultes, que ce soit dans Propriété privée avec Robert Redford (1966) ou Bob et Carole et Ted et Alice, un film sur la libération sexuelle réalisé en 1969, juste avant qu’elle ne mette sa carrière entre parenthèses pour élever ses filles. Malgré tout, aucun autre cinéaste ne la poussera aussi loin par la suite, ce qui est assez regrettable. La scène où elle se jette à l’eau, qu’elle eut du mal à tourner en raison de sa phobie de l’eau, rappelle également aujourd’hui le triste destin de l’actrice, morte noyée à 43 ans dans des circonstances mystérieuses.

Comme la majeure partie des films d’Elia Kazan, La fièvre dans le sang possède une forte dimension sociale, venant apporter une profondeur supplémentaire à une œuvre romanesque aussi forte que mélancolique. L’histoire se déroule au Kansas entre 1928 et 1931, soit avant, pendant et après le terrible krach boursier de 1929, que personne n’avait vu venir. L’insouciance marquant la période avant la crise est représentée à travers le personnage du père de Bud, un homme d’affaires ayant fait fortune grâce au pétrole et qui rêve que son fils marche dans ses pas. Ace Stamper a une confiance aveugle en l’avenir et dans le pouvoir de la Bourse, donne une fête extravagante pour fêter la nouvelle année, mais sera touché de plein fouet par la crise. Jusqu’au dernier moment, il refusera d’admettre la situation, tout comme il refusera d’écouter son fils, qui souhaite simplement reprendre le ranch familial plutôt que de poursuivre des études à Yale. C’est donc une Amérique sur le point de sombrer, mais qui ne le sait pas encore, que nous montre Elia Kazan, apportant une dose certaine d’ironie aux discours du père, qui ne cesse de répéter à son fils que le monde lui appartient.

Cette tension constante entre les attentes et les valeurs des parents et les rêves et désirs de leurs enfants est au centre de La fièvre dans le sang, précipitant la séparation du couple formé par Bud et Deanie et provoquant la maladie de la jeune femme. L’adolescente vit en effet sa relation avec Bud sous l’œil inquisiteur de sa mère, qui veut s’assurer qu’elle n’ait pas perdu sa dignité et ses chances de se marier en succombant à la tentation avec son petit-ami, qu’elle désire pourtant ardemment. Dès l’ouverture du film, alors que Deanie rentre chez elle après avoir repoussé Bud à contrecœur, sa mère n’hésite pas à lui dire que les filles « bien » ne ressentent pas de désir pour les hommes, fussent-ils leur mari, les femmes mariées ne cédant face à monsieur que dans le but de concevoir des enfants.

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La manière d’Elia Kazan de montrer le désarroi, la frustration et la culpabilité de Deanie, ainsi que le jeu saisissant de naturel de Natalie Wood, créent une atmosphère sensuelle, où le désir réprimé n’en devient que plus bouillonnant, impétueux, touchant au sublime. Il faut voir la scène où la jeune fille, frustrée par la réponse de sa mère, se jette sur son lit en nuisette, jambes nues, écartant rageusement au passage son ours en peluche, avant de se tourner vers les photos de Bud accrochées à son mur, qu’elle se lève pour embrasser avant de prononcer sa prière du soir. Le visage de Natalie Wood exprime un désir intense, amplifié par la frustration de l’interdiction maternelle, et le cinéaste la filme de manière sensuelle. Sa réaction face aux photos de lycée de Bud est celle d’une adolescente, avec toute sa pureté, sa naïveté même, malgré le désir qui couve et elle garde ses manières de jeune fille bien élevée n’oubliant pas sa prière du soir. Le rapprochement de ces deux moments (embrasser les photos, puis faire sa prière), souligne aussi à quel point elle idéalise son petit-ami, ses photos remplaçant des photos d’icônes, à bien y regarder.

Elia Kazan parvient, en quelques images évocatrices, à fixer sur pellicule toute l’intensité et la pureté d’un premier amour, à traduire l’élan du désir indomptable qu’il faut malgré tout maîtriser face à la pression sociale et le romantisme fleur bleue qui caractérise l’adolescence. Peu ont réussi à l’évoquer sans sombrer dans la niaiserie et Elia Kazan, avec sa virtuosité de cinéaste alliée à une direction d’acteurs peu commune, fait partie de ceux-là. La première partie de La fièvre dans le sang s’attache donc à l’histoire d’amour, profonde et sincère, de Bud et Deanie, tout en nous montrant comment les conventions de l’époque et les pressions familiales, des deux côtés, les empêchent d’aller au bout de leurs désirs, qu’ils soient charnels ou touchent à leur avenir en général. Si le père de Bud aimerait le voir entrer à Yale après le lycée pour s’orienter dans les affaires, la mère de Deanie fait peser sur elle le poids de se comporter en femme « honorable » afin de faire un bon mariage. Plutôt que de s’émouvoir de l’amour des deux jeunes gens, elle se réjouit plutôt, auprès de son mari, que leur fille puisse se marier avec le fils d’une famille richissime. « It would be the catch of a lifetime », lui dit-elle d’un air enjoué, “ce serait la meilleure prise de sa vie”. Comme si la réussite pour une femme ne tenait qu’à celle de son mari, qu’il fallait flairer « le bon coup », afin d’avoir une bonne situation et faire des enfants. En suivant la logique des parents, réussite et mariage sont indissociables pour une femme, tandis que l’ambition et la jouissance qu’apporte le pouvoir devraient guider les hommes. Ace Stamper se désole du manque d’ambition de son fils, lui conseille de choisir une fille facile afin de se libérer de sa frustration sexuelle avant de le pousser dans les bras d’une strip-teaseuse ressemblant vaguement à Deanie afin de le consoler.

Les conséquences de cette frustration de plus en plus intense seront lourdes à porter pour Bud et dramatiques pour Deanie : quittée par Bud qui lui préfère la fille facile de la classe, humiliée et blessée, la jeune fille sombre lentement dans la dépression et finit par adopter, le temps d’une soirée, le look et l’attitude de Ginny, la sœur de Bud (Barbara Loden, qui était la maîtresse d’Elia Kazan), jeune femme délurée dont les frasques font scandale dans la petite ville. Saoule et quasiment violée par un camarade lors d’une fête, elle est secourue par Bud, mais celui-ci se refuse à elle. Deanie tombe dans la folie, se jette à l’eau près d’une cascade sans qu’on sache vraiment s’il s’agit d’une volonté de mourir ou bien d’une tentative de ne faire qu’un avec ce désir qui la submerge. Après tout, cette cascade est la même qui servait de toile de fond à la sensuelle scène d’ouverture et, en se laissant dériver, l’adolescente gémit « Bud » de manière assez équivoque. Les chutes d’eau et son cadre romantique, qui symbolisaient l’intensité du désir unissant le couple, deviennent alors pulsion de mort.

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La dernière partie du film, qui s’intéresse à la convalescence de Deanie et au parcours de Bud, permet également de mieux comprendre les parents et verra la réconciliation de la jeune femme avec sa famille. Le plus terrible, dans cette histoire, est que les parents de Bud comme de Deanie ne sont pas mauvais et pensent agir dans le meilleur intérêt de leurs enfants, étant eux-mêmes prisonniers des conventions et illusions de l’époque ou de leur propre éducation. À ce titre, Elia Kazan ne les condamne pas. On ressent par exemple beaucoup de tristesse au sujet du père de Bud, qui cache un désespoir grandissant face à la crise qui s’abat sur lui en feignant jusqu’au bout que tout va bien.

Enfin, comment parler de La fièvre dans le sang sans évoquer sa fin, d’une grande force, qui reprend un passage du poème « Ode : Intimations of Immortality » de Wordsworth, déjà lu en classe par la prof de littérature au milieu du film et qui prend ici tout son sens. Dans ce passage qui donne son nom au film (intitulé Splendor in the Grass dans sa version originale), le poète évoque la perte de l’innocence, inévitable en grandissant ainsi que la force, la pureté et donc « la splendeur » de ces souvenirs de jeunesse : « Ce qui fut alors baigné d’une lumière radieuse, a maintenant disparu à jamais de ma vue/Bien que rien ne puisse ramener le temps de la splendeur de l’herbe et de la gloire des fleurs, nous ne nous lamenterons pas, mais puiserons notre force dans ce qui subsiste ». Deux ans et demi ont passé entre le début et la fin du film, les personnages ont évolué et, d’après leur propre aveu, ne se posent plus la question du bonheur. Ils sont apaisés vis-à-vis de leur histoire et vont de l’avant, mais la beauté qui se dégage de cette ultime scène, tout comme le regard lointain de Natalie Wood dans le dernier plan, est profondément douce-amère. Les personnages ne cèdent pas entièrement à la résignation puisqu’ils ont chacun un avenir, mais il reste toujours une part de mélancolie. En ce sens, difficile d’aller complètement dans le sens d’Elia Kazan, pour lequel il s’agit d’un happy-end. Ni entièrement heureuse ni tragique, la conclusion de La fièvre dans le sang, dénuée de tout pathos, est l’une des plus émouvantes du cinéma américain et rappelle (en bien plus subtil) celle de Nos plus belles années de Sydney Pollack (1973), où les personnages incarnés par Robert Redford et Barbara Streisand se recroisent après leur séparation, alors qu’ils ont chacun refait leur vie.

Souvent oublié lorsque l’on évoque la filmographie d’Elia Kazan, La fièvre dans le sang est l’un des plus beaux films du cinéaste et une œuvre majeure du cinéma américain des années 60. Film sur la jeunesse, le désir, la fracture parents-enfants et la pression sociale au sein d’une Amérique aveuglée, sur le point de sombrer dans la précarité suite au krach boursier de 1929, il s’agit d’une œuvre puissante, mélancolique et bien plus subtile que ce que certains critiques américains avaient relevé à l’époque. Natalie Wood, longtemps considérée comme une jeune première, y apparaît au sommet de son art, incarnant là l’un des plus beaux rôles féminins du cinéma américain.

Cécile D. 

La fiche

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LA FIÈVRE DANS LE SANG
Réalisé par Elia Kazan
Avec Natalie Wood, Warren Beatty, Pat Hingle…
Etats-Unis – Romance, Drame
Sortie : 23 Mars 1962
Durée : 124 min




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