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BILAN 2011-2021 | Mon exégèse du cinéma populaire des années 2010

« Nous sommes aujourd’hui submergés par l’information, et nous tentons de chercher un signal dans tout ce bruit, […] quelque chose de cohérent dans tout ce marasme, et je pense que les histoires nous aident dans cette tâche »

George Miller

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J’ai l’intime conviction que les histoires, les contes et les légendes, que nous nous racontons depuis toujours, occupent une fonction émancipatrice essentielle, pour ne pas dire sacrée, aussi bien pour l’individu que pour l’humanité toute entière. Selon moi, elles sont un moyen de comprendre  intuitivement les idées, les schémas ou les archétypes qui nous constituent et qui nous lient fondamentalement, mais que nous avons du mal à appréhender par nous-mêmes. Autrement dit, je pense que d’une certaine façon, les histoires « populaires » nous veulent du bien et ne demandent qu’à délivrer un message nous permettant d’y voir plus clair. 

Cultures, populaire et institutionnelle

J’insiste sur le terme « populaire », car celui-ci a toute son importance. Les récits (ou les films) relatifs à la « culture populaire » sont de ceux qui, au premier abord, ne reçoivent pas la grâce du « bon goût », lequel s’octroie d’ailleurs le droit de distinguer cette culture de tout ce qu’il considère comme « sérieux », « beau », ou simplement digne d’intérêt. Or, pour reprendre Philip K. Dick, c’est en choisissant de porter son regard dans les détritus du caniveau plutôt que vers les étoiles, que l’on peut déterrer l’intuition de ce message émancipateur dont nous parlions plus haut. La culture populaire « part du bas » (le caniveau), là où la culture élitiste ou institutionnelle, qui s’oppose fondamentalement à elle, « part du haut » (les étoiles). La culture populaire est accessible et capable de plaire au plus grand nombre, là où la culture institutionnelle est réservée à une seule partie de la population. La culture populaire est mouvante, elle invite l’esprit à s’extirper de ses présupposés, et en cela, elle ne peut être jugée comme étant « facile » ou « simpliste ».

La culture institutionnelle conserve et fige une vision du monde qui ne va que dans son sens et qui ne sert que ses propres intérêts. La culture populaire est émancipatrice d’un point de vue social et politique, et transcendante d’un point de vue spirituel (à ne pas confondre avec le religieux, qui est la version institutionnelle et hiérarchique du spirituel). La culture de masse, ce cheval de Troie produit par les institutions ou les élites précitées de telle sorte à ce que nous la confondions avec la culture populaire, embourbe la population dans une ignorance aliénante, voire morbide. Elle peut nous satisfaire, mais en aucun cas elle ne peut nous faire sentir « plus grands que nous-mêmes », pour reprendre l’expression du regretté Michel Le Bris. 

C’est pour cette raison que le véritable cinéma populaire est celui que je chéris le plus. C’est à travers lui que je vais essayer, un peu à la manière de l’agent Dale Cooper dans Twin Peaks, de décrypter les signes de plusieurs œuvres qui me semblent emblématiques des années 2010, afin de retrouver mon chemin dans le « marasme » évoqué dans la citation de Miller. Ce chemin est le mien, aussi est-ce pour cela que tout ce qui va suivre n’a aucune prétention à atteindre le vrai. Ce qui m’importe, finalement, c’est d’essayer de proposer une trame donnant sa cohérence à une nébuleuse vaste et complexe, et surtout, de décrypter son message comme s’il m’était personnellement destiné. Ceci est donc mon exégèse, subjective, transversale et survolante du cinéma et de la télévision populaires des années 2010.

Simulations solitaires

Je prends d’ores et déjà la liberté d’inclure l’année 2010 dans la décennie 2010, pour  aborder celle-ci au travers d’un film qui, à mon sens, la résume totalement : The Social Network. Avec Fight Club (1999), David Fincher ouvrait une fenêtre vers une possible fin de la modernité aliénante, où les solitaires pourraient sortir le nez de leur catalogue Ikea afin de se retrouver, lutter et vivre ensemble dans un grand carnaval anarchiste. Génialement intraitable, le cinéaste avait symboliquement refermé cette même fenêtre avec le dernier plan du film, dont l’écho aux images du 11 septembre 2001 annonçait rétrospectivement l’avènement du story telling des élites conservatrices, et le maintien en état végétatif d’une « modernité » vide de sens.

Avec The Social Network, Fincher écrit en fait la suite de Fight Club : les solitaires aliénés ne se sont pas vraiment retrouvés, mais ils se sont adaptés à la modernité aliénante, en prenant le pouvoir. L’un de leurs représentants les plus emblématiques est le personnage de Mark Zuckerberg, version reptilienne du solitaire-prototype qu’était le personnage principal de Fight Club. À ses yeux, l’histoire de nos vies est une page déroulante, nos amis des ressources, et notre besoin journalier en dopamine des pouces, des retweets et des likes. La socialité est ainsi réduite à ses propres constantes primaires, calculées et codées de telle sorte à ce que la nouvelle interface dont elle font désormais partie se substitue progressivement à la socialité qui prévalait jusqu’alors, et que les solitaires ne faisaient que comprendre à défaut de pouvoir la vivre concrètement. Autrement dit, la socialité qui a prédominé dans les années 2010 a été inventée par un solitaire, qui a substitué au réel (le social) les signes « informatiques » du réel (le réseau social).

Fincher illustre les répercutions concrètes de ce phénomène avec Gone Girl (2014), où progressivement, la réalité n’est plus un enjeu pour les personnages. Au travers d’un story telling savamment et cyniquement pensé, un couple s’affronte à grands coups de signes de réalité, qui sont en fait des modèles de pensée préconçus (le mari volage en quête de rédemption, la femme victime de sa malveillance, etc.). Ces derniers sont totalement déconnectés de la réalité des faits (qui nous est pourtant donnée), au point, là encore, de se substituer à elle en termes d’importance symbolique auprès des proches du couple, et surtout, auprès des médias. Autrement dit, ils simulent. Au sens que lui donne le philosophe Jean Baudrillard, la simulation remet en cause la différence entre le vrai et le faux, entre le vrai et l’imaginaire, mais surtout, ne cache ni ne dissimule plus rien. Dès lors, le principe de réalité disparaît, du fait même que ce que l’on pense être la réalité (au travers des médias, ou surtout des réseaux sociaux), n’est qu’une énième réalisation d’un imaginaire déjà fondé et construit de toute pièce. En ce sens, le cinéma numérique de David Fincher (cela vaut aussi pour ses productions télévisées) est le cinéma de la simulation le plus exemplaire des années 2010.

80’s Resurgence

Ce phénomène que Fincher décrit et critique (au sens premier du terme) dans ses films a eu un impact concret sur l’industrie du cinéma des années 2010 : remake, reboot, spin-off et autres suites-simulacres totalement dévitalisées se sont succédés sur nos écrans, et se sont confortablement installés en haut du classement des plus gros succès de tous les temps. La réception des réseaux sociaux a désormais acquis un poids considérable dans les stratégies marketing élaborées par les studios, qui ont à leur tour compris que le pouvoir ne résidait plus dans la création, mais bien dans le contrôle du contenu. Aussi les producteurs ont-ils tranquillement fait leur marché pour acquérir leurs lots respectifs, afin de les exploiter en jouant à fond la carte de la nostalgie. Stratégie horrifiante qui fait pourtant sens, au vu de la mise à mal du principe de réalité décrite plus haut.

D’une certaine manière, l’avènement des réseaux sociaux a donné le LA à l’élaboration de ce que l’écrivain Alain Damasio appelle les « techno-cocons », ces bulles de sûreté numérique dont nous contrôlons le moindre détail, qui nous accoutument à tout ce qui nous plaît, a tout ce qui a déjà été vu et vécu, et qui nous rendent potentiellement méfiants face à toute nouveauté ou toute altérité, dans la vie comme sur un écran de cinéma. C’est là qu’il faut de nouveau rappeler la distinction entre le cinéma populaire et le cinéma de masse : le second revêt les traits du premier, mais se déleste de sa vertu émancipatrice. Il ne s’agit plus d’ouvrir nos yeux, mais bien de les fermer le temps d’une sieste prolongée dans la matrice du tout puissant contenu.

Ce n’est d’ailleurs pas étonnant si cette obsession du revival se focalise sur les années 80 (Super 8, Stranger Things, etc.), puisque ces mêmes années 80 se définissaient par une recherche de sang neuf dans le cinéma des années 40 et 50. Autrement dit, le cinéma de masse des années 2010 est une simulation d’un cinéma qui lui même se définissait en partie par le principe de simulation, à ceci prêt que la nouveauté était encore un enjeu.

L’un des exemples les plus évidents de ce phénomène des années 2010 est la franchise Star Wars, réduite à devenir le simple body snatcher de la trilogie originelle. Là où le personnage de Luke Skywalker acquérait la pleine maîtrise de la force au sortir d’une longue quête de soi, celui de Rey est en pleine maîtrise de ses moyens dès la fin du premier film, sans entraînement ni expérience initiatique. Tout est déjà là, « comme avant », et pourtant, plus rien ne fait sens. La force, les sabres lasers, Han Solo, ou même le pauvre Lando Calrissian, réduit à une effrayante caractérisation d’automate rieur : tout a été dévitalisé, figé, de telle sorte à ce que les signes de leur existence se substituent à leur existence elle-même. Comme si le monde n’existait plus que dans la nostalgie d’un passé fantasmé et totalement factice. Les images montrent tout, et pourtant, il n’y plus rien à voir, si ce n’est, peut-être, les visages tantôt lisses, tantôt grimaçants des personnages qui, autrefois, dégageait une vitalité désormais perdue.

Les décideurs d’aujourd’hui, semblables en tout point à Nolan Sorrento, le grand méchant de Ready Player One (2018), interprètent la culture populaire comme une simple survivance de passions fantomatiques, alors même que le propre de cette culture est d’être constamment en mouvement. Le cheval de bois semble donc avoir passé les murailles de Troie, et le sentiment qu’une certaine idée du cinéma populaire autrefois prédominante est aujourd’hui morte, elle, se fait irrémédiablement sentir.

« Now what ? » (Kevin Garvey Sr., The Leftovers, Saison 3, épisode 7)

Je pense que les années 2010 m’ont laissé dans le même état que le père de Kevin Garvey à la fin de la saison 3 de The Leftovers, le lendemain de son Apocalypse qui n’a pas eu lieu : d’une part, l’impression d’une sorte de rendez-vous manqué avec ce qui aurait pu être un nouveau cycle, innovateur, créateur et émancipateur du cinéma populaire, dans son fond mais aussi et surtout dans sa forme, et d’autre part, le sentiment que nous sommes au crépuscule d’une ère qui tire sur la corde, et qui ne survit qu’en faisant surchauffer son moteur à simulacres. Un peu comme ces sociétés obèses d’elles-mêmes que l’on pouvait voir dans les bande dessinées de la génération Métal Hurlant, terreau d’une poétique de la destruction que le génial Philippe Druillet exprimait souvent au travers de visages hurlants. Ce n’est sans doute pas un hasard si ce motif a ressurgi dans quelques grandes oeuvres populaires de notre époque, que ce soit au travers du hurlement strident de Laura Palmer à la fin de Twin Peaks : The Return (2017), du cri de tristesse du pauvre Conor à la fin de Quelques minutes après minuit (2016), ou bien au travers du rugissement sourd de Furiosa dans Mad Max : Fury Road (2015). 

Il me semble que ce cri est d’abord celui du désespoir face à un monde qui semble avoir fait son temps, et dont on constate ou fantasme la fin imminente. On peut de nouveau évoquer Fury Road de George Miller, mais aussi le jouissif Pacific Rim (2013) de Guillermo del Toro, le terrible The Strangers (2016) de Na Hong-jin, le crépusculaire The Irishman (2019) de Martin Scorsese, ou bien encore le sublime Melancholia (2011) de Lars von Trier. Son héroïne, Justine, est elle aussi une solitaire faisant le constat d’un monde régi par le simulacre (sa famille), mais contrairement à Zuckerberg dans The Social Network, elle renonce à son potentiel pouvoir, en refusant de se marier et de jouer le jeu de la simulation. Sa seule certitude, c’est que ce monde dans lequel nous vivons est mauvais, et que l’angoisse liée à sa fin imminente est l’émotion la plus authentique qui lui reste. Comme un retour à l’essentiel, intrinsèquement lié à une force de destruction. Tout détruire pour repartir à zéro, pour revenir à des enjeux aussi essentiels que la survie (pensons à la chasse tribale de Jallikattu de Lijo Jose Pellissery, ou bien à l’épopée préhistorique Primal de Genndy Tartakovsky), et redécouvrir le potentiel illimité du langage cinématographique dans ses formes les plus pures.

Dès lors, peut-être que la mise à mal de nos vieilles chansons et de nos mythes anciens est une étape nécessaire à la réinvention de ces derniers. Rappelons nous que l’Apocalypse est synonyme de Révélation, et la fin des temps le début d’une ère nouvelle. Au travers de ce repli sur soi qu’impose le règne des solitaires, peut-être avons désormais la possibilité de nous redécouvrir, par-delà l’image que nous avons construite de nous-mêmes ? C’est le sens, par exemple, d’un film comme Vice-Versa (2015), qui est sans doute l’incarnation visuelle la plus évidente des « idées, schémas ou archétypes qui nous animent » dont je parlais au tout début de ce texte.

À nous de tendre l’oreille…

De même, les années 2010 nous enseignent que cette quête de soi et aussi une quête des autres, une redécouverte de ce qui nous lie fondamentalement. Les sœurs Wachowski, avec ces symphonies visuelles qu’étaient Cloud Atlas (2012) et Sense8 (2015), se sont fait les apôtres de cette intuition d’un fond commun partagé entre les êtres, fondamentalement anarchiste et donc éminemment émancipateur. C’est cette même intuition que l’on retrouvait déjà dans le final chamanique d’Happy Feet 2 (2011) de George Miller, qui s’incarnait, là encore, dans un langage cinématographique se fiant à notre intelligence émotionnelle, et donc plus globalement, à la partie droite de notre cerveau. En retrouvant le rythme de cette symphonie intérieure, dont les hérésies et les spiritualités de toute l’histoire de l’humanité n’ont cessé de parler, ces œuvres nous rappellent que le langage cinématographique est un objet « gorgé d’émotions et de résonances humaines les plus riches », pour reprendre les mots de Jean-François Tarnowski, et qu’il est vital d’estimer et de décrypter comme l’un des trésors les plus précieux de nos sociétés modernes.

Le simulacre se définit par la précession de modèles déjà existants, et donc par la mise à mal de toute invention ou réinvention des mythes et forces qui nous constituent. Même si son message est noyé par une marée noire de contenus inutiles, contre-intuitifs et aliénants, la culture populaire, au travers de la redécouverte et de la réinvention de nos mythes anciens, a su subvertir la logique répétitive du simulacre. Revenir sur nos pas pour essayer de changer les choses ne veut pas dire que tout le voyage que nous avons fait entre temps était inutile.

À l’image de Max et de Furiosa dans Fury Road, c’est bien l’expérience tumultueuse de cette longue fuite en avant des solitaires qui permettra de comprendre, à un moment où un autre, que la promesse d’émancipation collective réside dans la réappropriation de la réalité que nous avons fuie. Furiosa acquiert sa rédemption, Max sa confiance en l’être humain, la Citadelle une promesse de jours meilleurs, et le spectateur le sentiment que la culture populaire a encore son mot à dire. À nous de tendre l’oreille…


#LBDM10ANS




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