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ANTHONY CHEN | Interview

Singapour est une toute petite nation insulaire au peuplement très diversifié, avec en son cœur des racines chinoises très profondes. En l’espace de deux films et quelques autres qu’il a co-produit avec sa société, Anthony Chen est devenu la voix de son île, auréolé de la Caméra d’or pour Ilo Ilo, décernée au meilleur premier film au Festival de Cannes en 2013. A l’occasion de la sortie en salle de Wet Season, nous nous sommes entretenus avec son réalisateur pour évoquer la situation à Singapour, aussi bien cinématographique, économique que culturelle. 


Après la Caméra d’Or d’Ilo Ilo, vous étiez occupé avec votre société de production Giraffe Pictures. Était-il important pour vous d’aider d’autres personnes à faire leur film, et est-ce que cela explique l’écart de 7 ans entre vos deux films ?

Anthony Chen : L’écart s’explique avant tout parce qu’écrire me prend beaucoup de temps. Ilo Ilo m’avait demandé deux années consacrées à l’écriture. Celui-ci m’a quand à lui demandé 3 années. Mais oui, j’ai été occupé à produire les films de jeunes cinéastes également, qui faisaient leur premier film à Singapour. C’était quelque chose que je voulais vraiment faire parce que j’ai du tout faire moi-même pour mon propre premier film, et notamment la production. Cela avait été très difficile, et j’ai réalisé qu’il y avait beaucoup d’autres talentueux cinéastes dans mon pays, et ils avaient besoin de ressources financières pour faire aboutir leurs projets, et je voulais les aider en ce sens. Le succès d’Ilo Ilo un peu partout à travers le monde m’a permis de rencontrer des gens importants au niveau financier. Mais vous savez, écrire ça prend vraiment beaucoup de temps.

Ensuite, la préparation des films en elle-même me prend également beaucoup de temps, car j’attache beaucoup d’importance à trouver les bons lieux de tournage, et aussi les bonnes personnes avec qui tourner. Nous avons à ma grande surprise passés presque une année à faire des séances de casting. Et après avoir fait tout ça j’ai choisi de reprendre deux de mes acteurs principaux d’Ilo Ilo. Ce n’était absolument pas prévu à l’origine. C’est juste arrivé.

Alors oui, pour moi faire un film prend beaucoup de temps, mais je vous avoue que j’espère que mon prochain film ne sera pas dans 6 ans. J’ai fait mon premier film dans ma vingtaine, maintenant mon deuxième sort quand j’ai 35 ans. Je ne suis pas sûr de vouloir faire un seul film par décennie, le prochain dans ma quarantaine.

Votre réponse me fait penser à la nouvelle vague taïwanaise des années 1980, avec Hou Hsiao Hsien et Edward Yang notamment. C’est pour cela que je vous ai demandé si pour vous il était important d’aider d’autres cinéastes de votre pays à éclore. Vous étiez la seule voix de Singapour au cinéma au moment de la sortie d’Ilo Ilo, et pourtant il semble y avoir tellement de choses à dire sur ce pays…

Oui en effet, je vois ce que vous voulez dire à propos de la nouvelle vague de Taiwan. Je viens d’un tout petit pays, et si je ne raconte pas d’histoires sur Singapour, ou si je n’aide pas d’autres personnes à le faire, personne ne le fera. Je ne peux pas imaginer que nous ne soyons pas dans une logique d’entraide pour faire des films. Aujourd’hui en Asie, si vous venez d’un pays sinophone, vous voulez faire un film en Chine. C’est là où se trouve le marché à l’heure actuelle, là où se trouve l’argent. Il est très difficile pour les plus petits pays d’exister à coté. C’est une lutte continue, car comme vous pouvez le voir dans Wet season, Singapour est devenu depuis longtemps maintenant, un pays très anglophone. Si on ne fait pas de films à Singapour, y aura-t-il encore des gens dans les cinémas ? Oui sans aucun doute, mais ils ne consommeront plus que des produits venants de Hollywood, en langue anglaise. Et ce sera un bien triste constat si cela devait arriver.

Pour qu’une société puisse se projeter dans le futur elle doit également pouvoir comprendre d’où elle vient.

Vous insistez beaucoup sur ce point dans le film. La langue, le pouvoir que la langue a de coloniser une autre culture. La personne qui incarne le chinois dans le film vient de Malaisie. Vous avez filmé cette très belle scène où elle est reçue par son directeur d’école, lui parlant en chinois et lui répondant en anglais. Cela donne une scène très étonnante.

Oui et cela arrive tout le temps à Singapour. La plupart des chinois de Singapour sont éduqués avec la langue anglaise, et même s’ils ont appris un peu de chinois à l’école ils ne peuvent pas vraiment l’utiliser. C’est très courant, et on peut même penser que plus personne ne parlera chinois sur l’île dans un futur proche. Cela peut vraiment arriver. Mes deux parents sont allés dans des écoles où on ne parlait qu’anglais. C’était la seule langue que nous parlions à la maison, ce qui explique pourquoi mon anglais est aussi bon. Mon père ne peut parler chinois du tout. Je me rappelle que plus jeune on m’a demandé d’écrire mon nom chinois pour une inscription quelconque, et mon père ne pouvait pas l’écrire. Les trois seuls mots qu’il sait écrire en chinois c’est son propre nom.

Le point de bascule fut atteint dans les années 1970 quand le gouvernement a décidé de changer la langue pratiquée dans presque toutes les écoles, au profit de l’anglais. Avant cela les deux langues cohabitaient dans des écoles séparées. Désormais il n’y a quasiment plus que l’anglais partout. Tout ceci parce que Singapour voulait développer son économie et être plus connectée avec l’occident.

C’est une décision très pragmatique, à partir de là il n’y a plus eu qu’un ou deux séances par semaine de chinois, et je pense que ça a considérablement changé la société singapourienne, d’une manière assez dramatique. Comme dans le film, quand vous posez une question à un enfant en chinois, il va automatiquement vous répondre en anglais. C’est très difficile pour eux pour construire une phrase en chinois. Ils ont de gros problème pour ne serait ce que penser dans cette langue. Cela m’inquiète énormément. Nous sommes un pays d’immigrants, fondés par les Anglais, avec un afflux de chinois venus du continent, qui composent à peu près 70% de la population. Mais il y a également des personnes venus de Malaisie, Indonésie, d’Inde etc… Malgré cette diversité je crois qu’il est très important que le peuple ne perde pas ses racines chinoises. Pour qu’une société puisse se projeter dans le futur elle doit également pouvoir comprendre d’où elle vient. Aujourd’hui il y a toute une génération qui en arrive à rejeter sa culture et sa langue, alors que ne sommes pas anglais ou américains. Nous ne ressemblons pas du tout à ces deux cultures. D’où ma peur qu’il n’y ait plus aucun film fait à Singapour car ils n’auraient plus aucune utilité à coté des films américains.

Même si nous prétendons le contraire, il y a toujours une lutte des classes très rude dans notre pays.

Parasite a gagné l’oscar du meilleur film, mais en Corée du sud on continue à regarder beaucoup de films en langue coréenne. On peut dire la même chose à propos du Japon qui consomme beaucoup de produits culturels fabriqués sur leur sol. Pour Singapour on se pose déjà la question de l’utilité de le faire. Je serais vraiment très triste si personne ne racontait plus nos propres histoires.

Yeo Yann Yann jouait le rôle de la mère, très singapourienne dans Ilo Ilo, et dure avec sa baby-sitter philippine. Ici c’est elle qui joue le rôle de l’immigrante, ce qui est assez ironique. Était-ce une intention initiale pour vous ?

Non pas du tout, je ne voulais pas la caster pour le rôle, tout comme je ne voulais pas non plus choisir Koh Jia Ler qui était aussi dans Ilo Ilo. Pour son rôle à lui, nous voulions un jeune homme de 16 ans avec un visage non connu. Après des centaines d’entrevues dans les écoles je n’ai pas réussi à trouver celui que je voulais. Et j’ai littéralement redécouvert mon propre acteur d’Ilo Ilo sur Instagram. Je regardais mon téléphone et je suis tombé sur cette émission télé où il avait participé, il était en uniforme et je me suis dis qu’il correspondait parfaitement. Il avait beaucoup changé, et je l’avais en quelque sorte perdu de vue, vivant à Londres et lui à Singapour. Je ne l’avais pas revu depuis des années. On l’a invité, il a fait pas mal d’improvisations et d’exercices d’acteurs face à nous, et très rapidement j’ai su que c’était lui que je voulais pour le rôle, car il est vraiment spécial. Je ne voulais vraiment pas les caster, ce fut très difficile pour moi d’en arriver là, parce qu’ils étaient mère et fils dans Ilo Ilo, alors que pour ce nouveau film il devait y avoir une scène de sexe entre eux. Vous comprenez que c’est un peu bizarre.

Pour Yeo Yann Yann ce fut encore plus compliqué parce que dans notre région du monde il y a très peu de possibilités dans cette tranche d’âge. Une dizaine à peu près. Malgré tout, c’est pour ça que j’ai pensé à lui faire lire le script, pour voir sa réaction. Nous avons tous les deux compris que ce serait beaucoup de travail pour créer ce personnage car elle en est vraiment très éloignée. En fait elle ressemble plus à celui d’Ilo Ilo, une personne très guindée avec une grande gueule, presque masculine d’une certaine façon. L’élégance nécessaire pour ce nouveau rôle, la tendresse également, ce n’était pas du tout naturel pour elle. Mais elle est aussi la meilleure actrice de la région, nous avons donc décidé de faire en sorte que cela fonctionne, avec beaucoup de travail.

Alors évidemment si je n’avais pas passé un an à chercher des acteurs et que je les avais engagé tout de suite, j’aurais gagné du temps. Mais tout ce temps passé à chercher mon cinéma, à réfléchir à ce que je voulais faire, ce quelque chose que je cherchais a fini par me trouver. C’est une très belle coïncidence de les avoir à nouveau dans le casting, même si cela fut très dur à accepter pour moi, jusque pendant les répétitions. Nous avons du beaucoup la transformer, elle porte une perruque, car elle a toujours les cheveux très courts, et nous avons aussi beaucoup changé sa façon de s’habiller. Et pour moi le résultat est très réussi. Vous savez, nous avons mis à jour une partie d’elle inconnue jusque là. Elle n’a jamais été quelqu’un d’aimable dans sa vie.

Si Ling est une immigrante elle est dans une position sociale plus confortable que son homologue d’Ilo Ilo. Mais sa place dans la société semble conditionnée par le fait d’avoir ou non des enfants. C’est une vision très essentialiste. Vouliez-vous dénoncer l’oppression patriarcale des femmes à Singapour avec cette description ?

Il faut bien comprendre qu’il y a une différence. Si Ling n’avait pas été une malaisienne, venant de son village, et si elle avait été en fait une femme née à Singapour, elle aurait sans doute quitté son foyer et divorcé depuis plusieurs années. C’est aussi quelque chose de très chinois de tout faire pour que la famille marche et reste intacte. C’est quelque chose qu’on ne retrouve pas chez toutes les femmes à Singapour, mais en tout cas chez beaucoup de mères. Elles sont comme prisonnières des traditions et des valeurs qui vont avec. Il y a dans tout ça cette idée que si vous ne pouvez pas avoir d’enfant, c’est que vous n’êtes pas vraiment une femme. Ce n’était donc pas qu’une question d’égalité de genre dans cette histoire. Dans son cas c’est aussi une question d’origine et d’environnement. A Singapour beaucoup de choses sont définies par l’usage de la langue anglaise, et par l’accent que vous avez quand vous parlez cette langue. Tout cela traduit vos origines sociales et participe à définir votre classe. Cela indique où vous avez pu faire vos études, est-ce que vous êtes allés dans une grande école britannique ou pas. Même si nous prétendons le contraire, il y a toujours une lutte des classes très rude dans notre pays.

La raison pour laquelle j’ai voulu que mon personnage soit malaisienne est parce que 50% des enseignants de chinois à Singapour viennent de Malaisie. Le chinois chez nous est tellement méprisé qu’à l’université nationale, si on prend l’ensemble des étudiants sur toute une année, il n’y a plus que 12 personnes étudiant le chinois comme langue vivante. Il y en avait encore une centaine il y a une quinzaine d’années. Cela en dit long sur la considération donnée à l’instruction du chinois à Singapour. C’était ce que je voulais raconter, qu’elle vient de Malaisie, éduquée en chinois, avec un niveau d’anglais assez faible. Et cela sous-entend une discrimination même au travail, où on lui rappelle tout le temps qu’elle n’est pas une professeur importante comme les autres. Comme tout est écrit en anglais administrativement, on ne peut pas être promu dans son travail si on a pas un assez bon niveau. Tous ces éléments complètent ce que vous disiez sur les inégalités de genre, c’est un tout.

En fait on remarque que le film comporte plusieurs couches de critiques, et que chacune a en commun avec les autres une critique acerbe du capitalisme sauvage de la société singapourienne. D’une certaine façon vous démontrez que Singapour a grandi trop rapidement et d’une manière très agressive. Cela se ressent notamment très fortement dans la façon dont les gens se comportent les uns avec les autres.

C’est assez vrai, car si on regarde la première scène du film, elle se rend à l’école en voiture, et on voit deux jeunes personnes qui s’occupent de dresser le drapeau national. On voit ça souvent au cinéma, notamment avec le drapeau des Etats-Unis, agité fièrement dans le ciel au grès du vent. Mais si vous regardez celui de Singapour qui est dressé dans le film, il est détrempé, il n’y a aucune énergie manifestée. Il n’a aucune vie en lui. Dès cette première scène, l’image capture mes sentiments à propos de Singapour. En effet, nous sommes devenus très forts économiquement à cause des décisions prises par le gouvernement ces dernières décennies, et nous avons résisté aux crises économiques. Mais à coté de ça, c’est aussi devenu un endroit de plus en plus froid, on n’y sent plus aucune chaleur humaine. Singapour est un pays tropical, inondé de soleil en permanence, mais j’ai choisi de tourner pendant la saison des pluies. Il y pleut absolument tout le temps, et si vous regardez bien le seul moment du film où il ne pleut pas c’est à la toute fin. Le soleil resplendit, mais il ne brille pas pour Singapour, il brille pour la Malaisie. Si on parle des émeutes et manifestations en Malaisie, de la corruption là bas, du chaos qui semble y régner, malgré tout, à la fin, c’est là qu’on retrouve le soleil, la chaleur.

C’est ma vision de ce pays, loin de la vision stéréotypée qu’en ont la plus part des singapouriens. A chaque fois que j’ai eu l’occasion de me rendre en Malaisie, pour rencontrer des amis, ou pour le travail, j’ai toujours ce sentiment d’humanité et de chaleur que j’ai perdu à Singapour. La poursuite de l’argent, du capitalisme et des intérêts personnels, comme on le voit dans le personnage du directeur d’école, ça c’est vraiment Singapour.

En conclusion à cette question, peut on dire que votre relation à Singapour est une histoire d’amour, mais une histoire d’amour remplie de regrets et de déception ?

Oui c’est bien sûr une histoire d’amour, car si je continue à faire des films là-bas c’est parce que mon amour pour Singapour est toujours intact. S’il n’y a plus d’amour quel intérêt de continuer à y tourner ? Mais avec l’amour vient aussi la tristesse et la déception. Nous sommes tous tombés amoureux dans nos vies, et toutes ces relations sont extrêmement complexes. Je pense que c’est aussi pour ça que je ne vis plus sur l’île désormais. Mais j’y fais toujours mes films, je reste en contact avec mes amis qui y vivent, et ma compagnie de production y est également basée. J’y passe deux ou trois mois par an mais je ne peux plus y vivre complètement. J’y ai le sentiment d’être étouffé, comme si je ne pouvais plus respirer.

La scène de sexe du film est très ambiguë. Il n’y a aucun consentement, le jeune homme ne demande pas son avis à sa partenaire. Pourquoi vouliez-vous montrer cette violence dans l’acte sexuel, est ce une conséquence de la violence qui infuse toute la société ?

En effet il n’y a aucun consentement dans cette scène, je ne peux pas dire le contraire. C’est un garçon de 16 ans. Je n’ai pas voulu avoir une posture morale sur ce personnage. Dans une histoire où il y a une liaison entre un enseignant et son élève, c’est très facile de prendre un regard très moralisateur et de juger les personnages. Si je me met dans ses chaussures je pense qu’il ne sait à aucun moment ce qu’il fait. Il ne comprend pas du tout la situation dans laquelle il se retrouve. Il recherche désespérément une connexion avec cette personne. C’est très complexe, est-ce que c’est juste une histoire de sexe, est-ce romantique pour lui ? Une recherche désespérée d’une figure maternelle qui tourne mal ? S’il n’y a en effet pas de consentement, elle le laisse faire d’une certaine façon, car elle aussi est dans un moment de désespoir où elle a un besoin de contact physique pour ne pas perdre l’esprit. Elle a passé des années sans aucun confort physique, sans presque aucun contact. J’ai toujours pensé que dans toute relation, rien est en noir et blanc. J’ai écrit cette scène dans cet esprit. J’essaye de toujours me mettre à la place de mes personnages et non pas dans les miennes portant un jugement moral sur une situation qui m’est étrangère. Il y a une certaine innocence et naïveté chez ce jeune garçon. Il n’a pas encore grandi, il porte encore tout ça en lui, et à la fin du film il a déjà fait un bout de chemin.


Propos recueillis, édités et traduits par Florent Boutet pour Le Bleu du Miroir




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