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ANNA CAZENAVE CAMBET | Interview

Après deux courts-métrages, Anna Cazenave Cambet, jeune diplômée de la Fémis, réalise avec De l’or pour les chiens un premier long étonnant de maîtrise. Ce portrait d’une jeune femme d’aujourd’hui, en décalage avec la violence de l’époque, marque également les débuts à l’écran de Tallulah Cassavetti, véritable révélation. Enthousiasmés par le film, nous avons voulu rencontrer sa réalisatrice, nouvelle figure d’une génération montante de femmes cinéastes dont les regards accompagnent l’évolution de la société.

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Comment est née Esther, votre personnage dont le film suit la trajectoire ?

Esther est née de l’envie de faire un portrait. Je savais, en amont, que je voulais coller à un personnage tout le long d’un film. Elle est aussi née d’un parcours, mes deux derniers courts-métrages touchaient déjà à la question de l’adolescence. La toute petite adolescence pour Gabber lover, avec des filles de 13 ans et puis l’adolescence autour de 15/16 ans chez des garçons (Emanja, Coeur océan). J’imagine que les choses se sont faites naturellement, je me suis intéressée à une ado, très jeune adulte. Je savais que c’était une jeune femme, je savais à peu près quel âge elle avait, et puis, très vite, j’ai su que je voulais dialoguer entre deux territoires qui sont le territoire du Sud-Ouest et le territoire de Paris. Avec tout ça j’ai tricoté le parcours d’Esther. Je suis originaire du Sud-Ouest et je pense que j’ai ancré l’histoire de mon premier film dans des endroits qui me sont chers, qui sont des repères, un territoire que j’aime beaucoup travailler, la côte landaise, la forêt.

J’aimais l’idée que l’on puisse écrire un portrait de jeune femme en se délestant de la question de la sexualité dès le début.

Vous transformez un récit d’apprentissage en film d’aventures, le format scope épousant ce genre, est-ce que cette dimension était présente dès l’écriture ?

J’aimais l’idée que l’on puisse écrire un portrait de jeune femme en se délestant de la question de la sexualité dès le début. Elle ne va pas éclore en atteignant une sexualité hétéro complètement émancipatrice. Je voulais commencer en disant que l’adolescence aujourd’hui est déjà sexuée. Fort heureusement, les jeunes femmes, et les jeunes hommes j’imagine, n’attendent pas ce passage obligatoire pour se révéler à eux-mêmes. C’est beaucoup plus complexe que ça le passage de l’adolescence à l’âge adulte. On a pas mal utilisé le terme de « coming of age » mais à rebours. On commence par la fin, la sexualité, pour s’en éloigner et venir travailler ce qu’elle est en dehors de ça parce que la société, parce que tout un tas de critères extérieurs à elle, l’ont condamnée à n’être que dans cette sexualité. Elle va avoir un chemin à faire pour se découvrir dans d’autres facettes qui sont toutes liées à sa capacité d’amour mais pas forcément charnelles.

Peut-on dire qu’Esther fonctionne comme un personnage miroir, dans lequel se révèlent les autres personnages qui jalonnent son parcours ?

En écrivant une sorte de petit road movie, je me racontais qu’elle allait pouvoir rencontrer des personnages à la manière des contes. Elle croiserait sur sa route toute un répertoire de figures qu’elle impacterait d’une manière ou d’une autre. On m’a souvent fait la réflexion qu’elle se heurtait à un monde assez dur. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec ça, en tout cas je n’ai pas l’impression que ce soit irréaliste. Je crois coller assez fort à ce que c’est que d’être une jeune femme sans code, seule, dans le sud ou à Paris. Ça m’offrait la possibilité de développer des  saynètes avec une galerie de personnages pour explorer ce qu’ils allaient faire de ce qu’Esther avait à proposer.

On est une nouvelle génération de réalisateurs – et surtout de réalisatrices – qui se pose la question de comment raconter ces histoires, comment prendre en charge la question du corps féminin.

Il y a une forme de vulnérabilité d’Esther qui est assez rapidement exposée. Dès lors qu’un homme a été coupable, tous deviennent, plus ou moins suspects. Mais elle croise aussi des hommes doux.

Oui c’était important pour moi de montrer qu’elle pouvait aussi croiser des personnes équilibrées, y compris des hommes. Ce qui rejoint cette question de « coming of age », c’est de dire qu’on est une nouvelle génération de réalisateurs, et surtout de réalisatrices, qui se pose la question de comment raconter ces histoires, comment prendre en charge la question du corps féminin, pourquoi le cinéma l’a toujours pris en charge comme objet de désir, et quelle est la répercussion sur notre façon, en tant que jeunes femmes, de nous construire et de nous représenter. Le personnage d’Esther envoie des signaux dont elle n’a pas conscience. Elle se retrouve face à une société qui est violente à son égard. Je ne dis pas que je condamne tous les hommes mais plutôt la culture dans laquelle on évolue, un regard masculin qui n’est pas genré mais culturel.

Tallulah m’est apparue tout de suite comme un ovni. Elle avait quelque chose de très singulier.

J’ai l’impression qu’il y a chez vous une opposition entre la scénariste et la réalisatrice, opposition qui nourrit la complexité du personnage. D’une part la scénariste lui dessine un parcours semé d’embûches et d’autre part, la réalisatrice la soutient constamment, notamment par de somptueux plans en contre plongée.

Ce que vous dites me touche beaucoup. J’ai écrit ce personnage en le défendant de A à Z. Quand on me disait qu’elle était peut-être un peu simple ou naïve, je répondais qu’elle était douée d’amour, en décalage avec l’univers qu’elle traverse. Je me racontais qu’elle avait grandi dans les arbres, qu’elle n’était pas forcément allée à l’école. Elle ne connaît pas les codes du vivre ensemble, elle est incapable d’agressivité. C’est un personnage que j’aime beaucoup, je trouve Esther en avance sur tout le monde. Ce qui a aussi beaucoup compté c’est la rencontre avec Tallulah Cassavetti. Elle a contaminé le film et le rôle, ça a été une rencontre humaine très forte pour moi. J’ai adoré travailler avec elle. J’avais une forme d’admiration pour ce qu’elle donnait. Elle avait à peine 18 ans, il n’y a pas une séquence sans elle de tout le film, c’était beaucoup ! Et puis on a fait le film dans une économie assez compliquée. On était une très petite équipe, on a tous été porté par une énergie communicative.

En effet, Tallulah Cassavetti fait une entrée fracassante dans le monde du cinéma, comparable à des actrices qui ont marqué leur époque. J’ai beaucoup pensé à Sandrine Bonnaire. Elles possèdent la même immédiate évidence à l’écran. Comment l’avez-vous rencontrée, choisie et dirigée ?

Sandrine Bonnaire, comme Béatrice Dalle, ça fait partie des rencontres de cinéma qui m’ont donné envie d’en faire. Les voir éclore à l’écran, ce sont de très grands souvenirs. J’étais très jeune quand j’ai vu 37,2 le matin, loin de penser faire du cinéma mais en regardant cette actrice, je me disais, ce qu’elle est en train de donner au film est incroyable. Pour le rôle d’Esther, on a lancé un casting sauvage et on reçu beaucoup de vidéos. Il y avait des filles super, toutes très différentes, très jeunes. On avait la chance de voir des filles qui n’étaient pas encore dans des représentations de comédiennes.

Tallulah m’est apparue tout de suite comme un ovni. Elle avait quelque chose de très singulier. Elle possède une très grande cinéphilie. Elle est très réfléchie dans sa manière de travailler. Et puis elle n’était pas du tout dans la séduction, c’est probablement ça qui m’a plu. Elle était très ralentie, j’ai su après que c’était dû au stress. Elle avait l’air de s’en foutre un peu alors que d’autres en faisait vraiment beaucoup pour me plaire. Très vite, on s’est rencontrées, on a bu des cafés ensemble, on a discuté de la vie, elle m’a parlé d’amour et je l’ai trouvée passionnante. Elle a fait un énorme travail parce qu’elle est très très loin d’Esther. C’est une grande rencontre pour moi et je lui souhaite de faire une belle carrière, mais je ne suis pas très inquiète pour elle.

Vous avez évoqué 37°2 le matin (Jean-Jacques, Beineix, , film auquel la scène d’ouverture renvoie immédiatement. On ne peut pas ne pas penser à La Maman et la putain (Jean Eustache, 1973) en voyant la grande scène du monologue de sœur Laetitia. Ces références sont-elles de l’ordre du jeu ou est-ce important pour vous de dialoguer avec l’histoire du cinéma ?

Pour être transparente, La Maman et la putain, je l’ai vu il y a quelques mois à peine.

Ça dû vous faire un choc !

Oui, et j’ai regretté de ne pas l’avoir vu plus jeune. C’est un film qui doit être encore plus fort à 20 ans. C’est un film magnifique, je ne suis pas du tout en train de le critiquer, mais j’aurais beaucoup aimé avoir cette émotion à 20 ans. Je l’ai vu avec une sorte de décalage parce que j’attendais des connexions. Le choc, étonnamment, n’était pas si fort, je ne me suis pas sentie si raccrochée à ce monologue mais je pense que ma vision était faussée. Mais j’ai trouvé ce film sublime. Moi, j’ai tendance à écrire des films très taiseux et je prends beaucoup de plaisir à être embarquée dans des films où on parle beaucoup, où on conceptualise. Je ne suis pas nostalgique d’une époque que je n’ai pas connu mais autant de place donnée à la parole, c’est quelque chose qui me fait un peu rêvé. Justement parce que ce n’est pas ce que je fais.

Pour 37°2, c’est très drôle mais l’ouverture a été écrite sans y penser du tout, sans que le film ne me revienne jamais. Et à un moment, en réunion de découpage, c’est mon chef opérateur qui m’a demandé si je me rappelais de la scène avec Dalle et Anglade. Et du coup, on l’a revu. Je ne revois pas beaucoup les films, y compris ceux qui ont compté très fort. Je ne les apprends pas par cœur, j’ai même un peu peur de ça. Je sais que quelque chose infuse, d’une façon secrète. Il vaut mieux que j’en prenne conscience après, sinon je change tout.

Vous dites que vos films sont plutôt taiseux, c’est surtout le cas de votre second court-métrage, presque entièrement muet. Est-ce que votre formation de photographe en est une explication ?

Je crois oui. Il y a une forme de timidité aussi. J’ai beaucoup plus de facilité à écrire des dialogues quand je suis scénariste pour d’autres. J’ai sans doute peur de trop souligner les choses, d’être gauche, je ne sais pas. C’est étrange mais je me sens davantage autorisée quand c’est pour d’autres films que les miens. Ceci dit, je suis en train d’écrire mon prochain long-métrage et ça parle un petit peu plus, doucement mais sûrement. Pour mon deuxième court-métrage j’ai vécu une expérience assez double. Certaines personnes ont été très sensibles au silence mais dans certaines conditions de projection, mauvaises, ça devenait très violent, l’énorme travail de sound design ne s’entendait pas du tout. J’ai vu des gens s’ennuyer, commencer à regarder ailleurs, être distraits par le bruit du frigo, etc. J’ai peut-être tiré la leçon de cette expérience en me disant que les spectateurs ont besoin d’un minimum de dialogues.

La musique se substitue souvent aux dialogues, avec souvent dans De l’or pour les chiens, une fonction d’apaisement.

Pour la musique extradiégétique, c’est tout à fait vrai. Ce sont des thèmes qui appartiennent au personnage et qui viennent accompagner son état. Les musiques de fête, elles, n’ont pas cette fonction. Ma génération écrit davantage, me semble t-il, avec des musiques préexistantes et moins dans l’idée de compositions originales. J’ai tout le temps des musiques en tête quand j’écris. Le travail avec Koudlam a été passionnant. Ça m’intéressait qu’il ne soit pas un musicien de cinéma. Il a pensé des thèmes comme des petites chansons.

Toute la dernière partie du film se déroule dans un monastère en plein Paris. Le lieu est incroyable, existe t-il vraiment ?

Oui, j’ai commencé à écrire le scénario pendant une retraite dans un monastère. Ce n’est pas celui que l’on voit à l’image (seulement la porte). Je cherchais un endroit pas cher et très loin de Paris. Et je me suis retrouvée, à Paris, enfermée quelques jours dans ce lieu. En écrivant, c’est devenu clair pour moi que le chemin d’Esther passerait par là. Oui c’est un lieu incroyable. Ce qui m’intéressait c’était le contraste entre Esther, fille de son temps qui vit de façon absolue, et une autre normalité qu’offre ce lieu, déconnectée du contemporain. Je voulais la faire rentrer, elle, dans cet endroit et voir comment elle allait l’impacter, comment son corps serait mis en jeu. C’était aussi la possibilité de montrer une communauté non mixte.

Anna Cazeneuve Cambet et Tallulah Cassavetti sur le tournage de De l’or pour les chiens. © photo Marion Bernard

L’entrée dans le monastère renvoie, comme un rite de passage à la traversée de l’autoroute, non ?

J’avais eu une discussion avec Laurence Briot, qui était venu accompagner le montage. Elle me disait que dès lors qu’on voit Esther traverser l’autoroute, on comprend que rien ne peut lui arriver. J’aimais beaucoup cette idée qu’on puisse trouver des clés à son personnage dans cette petite séquence. Je n’avais jamais fait le rapprochement entre les deux scènes mais en effet il y a un écho. Ces espaces qu’elle traverse la rendent inarrêtable, c’est peut-être ça le lien. 

Elle retrouve dans ce lieu une forme d’absolu, qui la questionne, la fascine mais auquel elle reste étanche.

Je voulais écrire Esther comme une vierge païenne. Dans mon idée, c’était un personnage doué d’amour de façon absolue, toutes formes, tous genres confondus. Quelqu’un a demandé à Tallulah Cassavetti ce que le personnage d’Esther apprenait. Question complexe. Elle a répondu quelque chose que je trouve génial : « elle n’a rien appris, elle avait tout déjà ». Je trouve que ça résume très bien Esther. même s’ils n’ont pas l’air, ce sont finalement les autres qui apprennent beaucoup d’elle.  Esther, elle, continue son chemin. Elle sort toujours grandie de chaque situation. Et je voulais absolument éviter l’écueil de raconter une illumination religieuse. Le prétexte de mettre des femmes ensemble dans un lieu clos m’intéressait bien plus. En revanche, là où les choses se touchent, c’est que la foi a quelque chose de l’absolu de l’amour adolescent. En ça elle se retrouve. C’est un amour total, qui fait mal, qui est dans le ventre, obsédant. Esther le comprend.

Au fond, Laetitia et le garçon de la baignoire, lui tiennent à peu près le même discours. 

Oui et pour les mêmes raisons, ces deux personnages sont absolument incapables d’amour. Les deux lui reprochent les mêmes choses mais il y en a un des deux qui abuse d’elle et l’autre qui la somme de partir avant de lui faire violence.

Petit à petit, la société va peut-être évoluer un peu sur les questions de genre, sur les représentations des identités sexuelles et avec ça naîtront plein d’autres réalisatrices et de réalisateurs qui s’intéresseront aux femmes autrement.

Ma dernière question reviendra sur l’effet générationnel que vous avez évoqué.  Que vous inspire cette génération de réalisatrices et d’actrices à laquelle vous vous joignez, qui promet d’animer et d’agiter le cinéma français pour la décennie à venir ?  

C’est très excitant. Je pense que ce n’est pas un hasard que le cinéma s’ouvre enfin, doucement, très doucement, à des récits de femmes sur notre histoire universelle « à nous ». Aujourd’hui naissent des couples féminins comme sont nés par le passé de très beaux couples d’acteurs et de réalisateurs. On est beaucoup de réalisatrices qui rencontrons des actrices pour ce qu’elle sont, à savoir pas seulement belles et désirables. On écrit des personnages peut-être un peu plus complexes. Moi je suis très excitée, j’attends de voir les films de Céline Sciamma, de Rebecca Zlotowski. J’ai eu la chance de voir Nomadland de Chloé Zhao il y a quelques semaines et je m’en remets pas. De voir cette jeune réalisatrice qui met en scène une comédienne de plus de 35 ans, pas botoxée, qui incarne une femme pas glamour, qui n’est pas définie par son histoire amoureuse.

C’est très inspirant pour des jeunes femmes comme moi. J’ai hâte même si je trouve que les choses bougent encore trop lentement. Sur ce film, on a fait face à des choses un peu complexes pour le financement. Il a fallu expliquer beaucoup de fois ce qu’était une scène de viol. C’est compliqué quand on a à peine trente ans, de devoir expliquer devant des collèges, qu’on a bien écrit une scène de viol et qu’on n’est pas là pour éduquer. Petit à petit, la société va peut-être évoluer un peu sur les questions de genre, sur les représentations des identités sexuelles et avec ça naîtront plein d’autres réalisatrices et de réalisateurs qui s’intéresseront aux femmes autrement.


Propos recueillis et édités par François-Xavier Thuaud pour Le Bleu du Miroir




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